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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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Naugrette Florence, « La robe et le paletot : les vêtements dans le journal épistolaire de Juliette Drouet à Victor Hugo »

Article publié dans « La grâce de montrer son âme dans le vêtement ». Scrivere di tessuti, abiti, accessori. Studi in onore di Liana Nissim, dir. Marco Modenesi, Benedetta Collini et Francesca Paraboschi, Milan, Ledizioni, 2015.

par Florence Naugrette
Université Paris-Sorbonne

L’édition en cours de la correspondance de Juliette Drouet à Victor Hugo, parce qu’elle est intégrale [1], met au jour une dimension occultée par les anthologies : il s’agit autant de lettres que d’un journal, sinon intime – puisque destiné à une lecture immédiate par son destinataire –, du moins personnel. Pendant cinq décennies (1833-1883), Juliette écrira à son « petit homme » environ une lettre par jour, parfois plus, sans attendre de réponse. Ces restitus, comme elle les nomme, rendent compte de son emploi du temps, de ses dépenses, de son état d’âme ; formulent sa gratitude, ses plaintes et ses espérances ; prodiguent félicitations, conseils et mises en garde. À cette pragmatique de leur destination première (à l’usage du seul Hugo) s’ajoute une dimension qui sans doute n’échappa ni à l’un ni à l’autre [2] : ces vingt-deux mille lettres sont aussi une source d’information historique – de première main, et au long cours – sur la vie quotidienne d’une femme entretenue au XIXe siècle.

On y apprend comment elle vivait au jour le jour : quel régime alimentaire et quelles règles d’hygiène elle respectait, à quel rituel de toilette elle se livrait, avec quels remèdes elle se soignait, comment elle réglait sa dépense, quelles étaient ses habitudes de ménage, à quelle fréquence elle se promenait, comment elle se préparait à voyager. Ces témoignages sur les soins de sa personne et de son ménage ont en commun la récurrence d’un thème à ce point important qu’il mérite une entrée complète dans l’index du corpus : les tissus en général, et le vêtement en particulier.

Avant de rencontrer Hugo, Juliette vit de son métier d’actrice et des prodigalités de ses protecteurs. Sa biographie écrite par Gérard Pouchain et Robert Sabourin [3] permet de se faire une idée de son mode de vie à cette époque. Durant les premières années de sa relation avec Hugo, elle ne mène plus si grand train, et doit même rembourser la dette colossale contractée par Scipion Pinel pour l’entretenir. Ce fils du célèbre aliéniste, lui-même futur psychiatre, avait pris la fuite en Allemagne pour échapper à la justice, qui lui réclamait les sommes considérables empruntées pour couvrir sa maîtresse de vêtements somptueux et de bijoux. Juliette finit par reprendre sa dette à son compte. Hugo l’aidera à la rembourser. Elle se retrouve alors tiraillée entre la nécessité de faire des économies et sa coquetterie d’actrice. Elle remercie son protecteur de ses libéralités, comme ici : « Mes robes ont eu un grand succès, surtout celle que tu as choisie, mon amour. Il est vrai qu’elle est charmante et je la porterai toujours [4]. » Mais elle répugne à abuser de ses largesses : « Je vous défends dorénavant de faire le séducteur avec moi en m’offrant ce qui fait le bonheur et la damnation d’une femme, des chapeaux de paille cousue délirants et des toilettes du dernier goût [5]. » Les lettres qu’elle écrit à l’époque où Hugo travaille d’arrache-pied pour rembourser ses dettes expriment un sentiment de culpabilité tenace :

J’ai dépensé 7 F. de plus que je ne croyais : 6 F. pour la frange de mon châle vert que François vient de m’apporter et 1 F. au blanchisseur qui n’a pas voulu me faire les rideaux au prix où je les lui avais marqués. Tout cela, mon bon ange, qui dans d’autres temps m’aurait été indifférent, me tourmente et m’attriste à présent car je pense à la peine que tu as à gagner de l’argent pour moi [6].

Au fur et à mesure que la relation évolue, de la courtisanerie à une forme inédite de conjugalité secrète, le renoncement au luxe vaut comme critère de l’assagissement de Juliette. Aussi, lorsqu’en 1839 elle se réjouit d’une robe offerte par Hugo, elle attache moins d’importance à la valeur marchande et à la beauté de cet article de mode qu’à la valeur emblématique de ce cadeau associé au mariage symbolique qui les unit dans la nuit du 17 novembre :

Je suis prête, mon bijou, et en honneur de notre mariage, j’ai mis la belle robe neuve de Lyon. […] J’ai bien envie de rester chez moi dans ma BELLE TOILETTE pour te garder et pour te caresser sans en perdre une goutte [7].

À la sacralisation de cette nouvelle robe s’oppose, à la même époque, le recyclage de ses anciennes tenues d’actrice, qui ne lui seront plus d’aucune utilité, puisque l’une des clauses de leur mariage symbolique est le renoncement à sa carrière :

J’ai fait en outre une revue de mes nippes d’histrionne pour voir celles dont je pourrai tirer parti. D’abord une robe de velours noir fanée et qui me fera une très bonne robe de chambre dont j’ai le plus grand besoin, et puis enfin mon petit manteau de coulisse doublé et ouaté [illis.] qui nous servira à tous les deux dans les matinées d’hiver quand nous déjeunerons dans notre dodo. Il est parfaitement inutile de laisser manger aux vers et perdre ces choses-là puisque nous les avons et qu’il serait impossible d’en rien tirer en les vendant à titre de vieux chiffons [8].

La transformation des costumes et accessoires de scène en décorations et vêtements d’intérieur est justifiée, dans la dernière phrase, par leur valeur d’usage nettement supérieure à leur valeur d’échange. L’enjeu symbolique de ce recyclage – la transformation de la femme publique en femme d’intérieur – est manifeste.

Juliette ayant renoncé à la coquetterie avec la galanterie, ses nouveaux achats de vêtements sont réglés avec économie. Aussi est-ce toujours au second degré, et par antiphrase, qu’elle évoque ses fantasmes de luxe :

Vous verrez quelle pose je ferai chez le marchand de nouveautés. […] J’irai le matin et je ne reviendrai que très tard dans la nuit et chaque seconde qui s’écoulera sera marquée par des ACHATS à MON USAGE. Vous m’attendrez à votre tour, vous me désirerez, vous bisquerez, vous enragerez comme je le fais dans ce moment-ci et je ferai ce que vous faites tous les jours : je ne me dépêcherai pas de venir mais je m’empresserai de dépenser tout votre argent. Quel bonheur !!! Maintenant que j’ai trouvé un moyen de représailles, je suis plus calme, il me semble que c’est du lait et des robes de soie qui coulent dans mes veines. Je respire par tous les pores des chapeaux de paille et des brodequins de [illis.]. Je me délecte dans des mouchoirs de fine batiste, je danse avec des bas de dentelle, enfin je suis éthérisée par la plus prochaine et la plus atroce des vengeances [9].

Juliette n’a guère de tenues de rechange quand il s’agit de sortir, mais ne saurait se résoudre à paraître à l’extérieur en négligé ou en vêtements ordinaires. En témoigne cette mésaventure qui s’éclaire de savoir à quel point elle souffre de la claustration et saute sur chaque occasion que Hugo lui offre de sortir :

Je ne pouvais pas être prête, mon bien-aimé, pour l’heure que tu m’indiquais parce que ma seule et unique robe de mousseline de laine noire a besoin maintenant d’un raccommodage chaque fois que je la mets. Si j’avais su cela hier je l’aurais préparée avant ce matin ou ce matin même. J’en ai été plus que contrariée et à présent encore je n’en ai pas encore pris mon parti et j’ai le cœur triste et malheureux de cette bonne occasion manquée [10].

En exil, en tout cas, elle est peu soumise à la tentation : Jersey et Guernesey ne sont pas des capitales de la mode ! Aussi envisage-t-elle à Bruxelles de se procurer des articles de Paris :

Peut-être verrai-je à m’acheter six paires de bas de laine pour cet hiver. Mais comme je n’ai pas le préjugé du tricotage anglais j’aurai le soin de demander des bas de Paris. Attrapé ! ce qui ne m’empêche pas d’avoir confiance en vos chaussettes insulaires [11].

Elle pousse le raccommodage aux limites du possible. Aussi, lorsqu’elle réclame de l’argent pour s’acheter vêtements et accessoires, c’est qu’elle en a réellement besoin :

[I]l faudra, mon cher petit homme, que tu me viennes en aide pour rafistoler un peu ma garde-robe qui est tout à fait insuffisante pour le métier que tu me fais faire. Je ne demande pas l’impossible mais seulement le strict nécessaire. Tu dois savoir que je ne le fais qu’à la dernière extrémité, ne me fais pas le petit chagrin de me refuser. Pour le moment j’ai besoin d’un mantelet, de gants et d’une ombrelle, la mienne est toute déchirée. Je n’insiste pas davantage [12].

Même dans la dernière phase de leur vie, où ils habitent sous le même toit (à partir de 1873, cinq ans après la mort de Mme Hugo), et où la nécessité se fait moins sentir, elle s’habille avec modestie, n’ayant guère de rechange pour ses vêtements ordinaires, comme en témoigne cette supplique : « Je mettrai ta bonne volonté dont j’ai grand besoin à venir avec moi acheter une robe qui me permette de faire raccommoder celle que je mets tous les jours [13]. » Comme ils reçoivent très souvent à cette époque une nombreuse société, elle doit cependant se mettre en frais, d’où cette justification apportée à une demande de cent francs pour restaurer sa garde-robe d’hiver : « La nécessité de m’habiller correctement tous les soirs m’oblige à faire ces menues dépenses de temps en temps [14]. » Néanmoins, à cette époque comme aux autres, dans son budget, c’est sur le poste de l’habillement, plus encore que sur celui de la nourriture, que le souci d’économie est le plus sensible.

La simplicité de sa mise produit chez elle des sentiments ambivalents : d’un côté la satisfaction de ne pas coûter trop cher à l’homme qui redouble d’activité pour l’entretenir en marge de son foyer légitime, doublée de la fierté de se contenter de peu dans une vie frugale où l’amour partagé est la seule richesse qui vaille ; de l’autre une impression de déclassement avivée par des pointes d’envie. Ces dernières s’expriment souvent de manière humoristique, comme ici, en 1838 :

Je vous défends de mettre votre bel habit, tiens, j’ai pas besoin, moi, que vous mettiez votre habit couleur de soleil quand moi je me promène dans ma peau d’âne, pas vous. Je ne le veux pas, entendez-vous bien, je ne le veux pas [15].

Et Juliette de joindre son autoportrait en Peau d’Âne :

© Bibliothèque Nationale de France

Par contraste, à cette époque où Hugo mène une intense vie mondaine, elle le portraiture volontiers en élégant, qui ne lésine pas sur sa toilette tandis qu’elle se serre la ceinture, comme en témoigne ce dessin et son commentaire : « Quel pantalon vous avez ! Quel beau garçon vous faites ! Mâtin de chien vous ne vous refusez rien. Je vous présente mon respect. » La vignette fait à son tour l’objet d’une auto-estimation : « Ceci vaut au moins dix mille francs ; je vous le laisse pour dix sous mais j’y perds, vrai, vrai [16]. »

© Bibliothèque Nationale de France

La coquetterie de Victor produit chez elle des sentiments mêlés d’admiration et d’envie, dont l’expression ne passe pas toujours par la verve du dessin humoristique. D’autres fois, pour mesurer si l’achat d’un tissu luxueux en vaut la peine, la lettre se transforme en exercice d’arithmétique :

Je me doutais bien, mon cher petit homme, qu’il devait y avoir erreur dans le prix du fameux foulard de l’Inde ou dans la qualité énoncée. Ce n’est pas un shilling la verge mais bien 3 shillings et une petite fraction de pence la verge. Or il en faut trois verges et demies par chemise d’homme, ce qui mettrait la chemise, sans la façon, à 14 F. et avec la façon à 16 F. 12 s. chaque chemise. Total : pour 6 chemises 99 F. 12 sous. C’est-à-dire presque le double de ce que t’ont coûté tes dernières chemises de toile. Il est vrai que le foulard est très beau et qu’on affirme SOUS SERMENT (de marchand et Jersiais) que le foulard durera trois et quatre fois plus que la toile […]. Maintenant je ne sais pas du tout quelle figure fait le foulard blanc employé en chemise d’homme. C’est à toi à te renseigner là dessus auprès de ton élégant entourage dans le cas où tu serais tenté de faire cette expérience [17].

Derrière l’« élégant entourage » de Victor se profilent la silhouette enviée de Mme Hugo et le train de vie cossu des habitants de Marine-Terrace – la maison des Hugo à Jersey. La jalousie s’exprime parfois de manière explicite. De sa fenêtre, un jour qu’elle raccommode les effets de Hugo, elle observe ainsi l’épouse mieux lotie qu’elle, exposant publiquement son aisance :

Justement voici ta femme en grande toilette qui va avec Vacquerie au devant de toi probablement. Je compare cette splendeur d’uniforme avec ma livrée de souillon et l’avantage n’est pas pour moi, hélas ! Il est vrai que pendant que je fais un peu la besogne de tout le monde je néglige de faire la mienne, ce dont la vertu ne me tient pas grand compte si j’en juge d’après mon bonheur. Allons, bien, voici les larmes qui m’étouffent, ce qui ne va pas beaucoup m’embellir [18].

Avec sa « livrée de souillon », Juliette s’attribue le rôle de Cendrillon – dont Cosette chez les Thénardier est une réécriture –, et à Mme Hugo celle de ses sœurs, dans cette étrange famille que constitue alors le clan Hugo.

L’une des occupations quotidiennes de Juliette est en effet le soin non seulement de son linge, mais aussi de celui de Hugo. Ce soin-là est même l’une des pierres de touche de la nature quasi maritale de leur relation, malgré la séparation de leurs logements. Elle prévoit le renouvellement de ses sous-vêtements, et s’en occupe personnellement. Elle donne à ses deux couturières des travaux de couture pour lui, et regarde de près à la dépense :

Eulalie est venue apporter tes deux dernières chemises, mais je n’ai pas pu la payer et pour cause à toi connue. Du reste elle reviendra apporter un caleçon que je lui ai donné à faire lundi ou mardi prochain. Je lui ai parlé de ses prix, elle m’a paru ne pouvoir pas, ou ne vouloir pas rien diminuer. Je lui ai montré pour comparaison les gilets de la mère Pierceau et mes chemises peignoirs mais j’avoue, à ma honte, que mon point de comparaison était mal choisi et qu’elle m’a battue avec mes propres armes et qu’elle m’a démontré clair comme le jour que chemises et gilets étaient, en terme de l’art : bousillés [19].

À Jersey, elle s’entremet entre Hugo et la femme du cordonnier : « La CITOYENNE Guay est venue me prier de te demander si tu voulais tes pantoufles fourrées et de quelle fourrure ? (ils n’ont que du poil de lapin)  [20] ». Elle prépare la valise de Hugo pour leurs voyages longtemps à l’avance, plusieurs jours, voire semaines, avant leur départ, comme cet été 1840 où elle lui réclame à plusieurs reprises son paletot, pour le réparer à temps. Elle reprise et recoud ses effets, y trouvant une justification de sa présence aux côtés de Hugo, un remède à une oisiveté qui la culpabilise autant qu’elle la démoralise. Pour tromper la monotonie de ces mulièbres tâches, il lui arrive d’ironiser : « En attendant je mitonne mon éternelle migraine et je médite sur vos vieux gilets de flanelle, occupation mélancolique et poétique s’il en fut [21]. » Et se plaint d’avoir à recommencer éternellement le travail, dès le mois suivant : « je vais achever de te raccommoder tes gilets de flanelle que tu redéchires chaque fois que tu les mets [22]. »

Le soin qu’elle prend des vêtements de Hugo relève d’une dimension affective et économique. Elle présente le raccommodage comme une forme de travail nécessaire quoique fastidieux et peu reconnu, bien que participant à l’économie domestique – celle du care, dirait-on aujourd’hui –, et entrant en concurrence avec d’autres activités plus gratifiantes qu’elle accomplit pour Hugo, comme lui écrire et copier son œuvre (à une époque où il n’existe pas d’autre forme que la copie manuscrite pour sauvegarder les manuscrits en attendant leur publication) :

Quelque diligence que j’aie fait depuis 6 h. ½ du matin que je suis levée, mon cher adoré, il m’a été impossible de te gribouiller ma chère petite RESTITUS avant ce moment-ci. C’est que c’était aujourd’hui jour de blanchisseuse et que j’avais des raccommodages en souffrance. Il s’agissait donc de donner un coup d’aiguille acharné, c’est ce que j’ai fait avec un courage digne d’un meilleur temps mais, hélas ! aux dépens de mon petit bonjour matinal et surtout aux dépens de MON TRAVAIL qui ne devrait jamais souffrir de rien et sous quelque prétexte que ce soit [23].

Le mot « TRAVAIL », écrit en grandes lettres, valorise son activité de copiste, qui, aussi accessoire soit-elle, suppose néanmoins des compétences intellectuelles et contribue, même modestement, à rendre publique l’œuvre du grand homme. Aussi ce travail a-t-il plus d’intérêt, à ses propres yeux, que les soins du ménage, à une époque où elle trouve son compte dans sa « chère besogne », copier Les Misérables, dont elle est la première lectrice :

C’est aujourd’hui jour de la blanchisseuse, c’est-à-dire de raccommodage demain. Je voudrais être déjà quitte de ce petit devoir fastidieux afin d’être tout entière à ma chère besogne que je n’avance guère malgré le désir ardent que j’ai de m’y vouer tout entière [24].

Dans la dernière phase de leur vie, ce soin qu’elle prend des vêtements de Hugo est facilité par la commodité d’habiter sous le même toit. Elle ne lui en adresse pas moins sa traditionnelle page d’écriture journalière, dont le but n’est plus, comme avant, de combler la distance de leurs deux logis, mais de consigner les activités du jour. La lettre sert encore de pense-bête, où le soin du ménage et du vêtement tient toujours une bonne place : « Quant à ce soir, ne t’en inquiète pas ; tout sera prêt : habit, pantalon, chemise, cravate, etc. [25] » Leur niveau de vie s’étant considérablement amélioré, et Juliette jouant maintenant le rôle d’intendante et de maîtresse de maison, elle donne les réparations à faire à l’extérieur (d’autant plus que sa vue a baissé). Cette délégation des petits travaux de couture lui semble néanmoins un luxe, comme en témoigne le commentaire de cette liste de comptes qu’est aussi parfois la lettre :

bois, 1 500 k……………… 78 F.
charbon, 1 500 k ………… 97 F. 50
deux cents margotins…… 24 F.
charretiers…………………… 1 F.
hommes de peine……………2 F.
portier……………………… 10 F.
Total de l’année dernière… 202 F. 50
Mais ce n’est pas tout. Il y a encore le blanchissage à ajouter, plus le marché pour 12 personnes à dîner le soir sans compter le déjeuner et les cinq servantes. Tout à l’heure j’ai payé 12 F. pour la réparation de ton paletot. Tu vois, mon cher petit homme, que la grande dépense se suit et se ressemble chez nous [26].

Il fut un temps, quand elle avait encore ses bons yeux, où elle l’aurait réparé elle-même.

Tout au long de sa vie, le rapport de Juliette Drouet au vêtement a donc varié, entre le moment où, courtisane, elle vivait sur un grand pied, la phase la plus longue de sa vie où elle a vécu, sinon dans la gêne, du moins dans une extrême frugalité, et la vieillesse où la cohabitation avec Hugo et une reconnaissance sociale de son statut de compagne l’ont fait accéder à une relative aisance.

Mais, quelle que soit l’époque, certaines préoccupations liées au vêtement demeurent, qui expliquent la fréquence de ce thème dans la correspondance : il reste toujours une richesse ; il garantit du froid, donc de la maladie ; il est un outil de séduction, un indice d’appartenance sociale, et un révélateur de l’être.

Le perdre ou le gâter est un désastre. D’où sa compassion pour sa voisine, la couturière Ambroisine, victime, comme Hugo, d’un cambrioleur qui lui a dérobé des effets de valeur :

Qu’est-ce que j’apprends, mon grand petit homme ! Les voleurs sont venus chez toi cette nuit ? Ce sera la quatrième ou la cinquième fois au moins que cela se produit dans ta maison depuis que tu habites ces îles charmantes mais pillardes et voleresses comme des forbantes qu’elles sont. Il paraît que la pauvre Broisine y a perdu ses deux plus beaux châles plus l’argent de la maison destiné à la dépense quotidienne et quelques provisions de bouche [27].

Heureusement, quelques jours plus tard, les châles sont retrouvés.

Les vieux vêtements et les vieux souliers peuvent encore servir aux pauvres, aussi Juliette sollicite-t-elle régulièrement Hugo pour qu’il en fasse don aux nécessiteux, parmi lesquels ses bons amis Lanvin : « Si tu pouvais penser à dire qu’on cherche quelques vieilles hardes chez toi, tu me ferais bien plaisir et tu obligerais bien ces pauvres Lanvin [28]. » Un bienfait n’est jamais perdu : on sait qu’en décembre 1851, après le coup d’État, c’est sous l’habit d’ouvrier de Jacques-Firmin Lanvin, qui lui prête sa vareuse, sa casquette et son passeport, que Hugo échappe à la police pour passer la frontière franco-belge.

L’arrivée de l’hiver porte chaque année avec elle la menace de la maladie, et de la mort, la peur des « froides ténèbres » dont parle Baudelaire. D’où d’inlassables recommandations à son homme pour qu’il prenne le soin de se couvrir :

Si j’étais auprès de vous, dans votre intérieur, je vous forcerais malgré vous et au risque de vous déplaire à avoir tout ce qu’il vous faut en vêtements selon la saison, en régime et en hygiène. Je ne comprends pas votre indifférence pour tout ce qui est votre santé, votre bien-être et votre conservation : en vérité ce n’est pas la peine d’être le premier homme de son siècle et le plus nécessaire de son époque pour le traiter avec l’indifférence que vous y mettez [29].

Le climat humide des îles anglo-normandes l’inquiète. Pour l’enterrement à Jersey du proscrit Félix Bony, mort à vingt-neuf ans, elle s’agace de voir Hugo sortir par grand froid pour prononcer son éloge funèbre sur sa tombe : « Il aurait été sage d’emporter un gilet et une chemise que tu aurais changés tout de suite dans la voiture en sortant du cimetière [30]. » Elle prend soin de lui comme une mère, et finit même par en plaisanter :

J’espère que tu n’auras pas froid pour revenir ce matin et que tu auras eu la précaution d’emporter ton gros paletot ? Il est vrai que partant hier dans l’après-midi, et par un soleil admirable, vous êtes assez imprévoyant pour avoir oublié qu’il vous faudrait revenir par une matinée noire humide et froide. Je vous ferai du feu si vous avez froid en arrivant mais cela ne vous aura pas empêché de souffrir pendant deux ou trois heures. Taisez-vous vilain insouciant, il faudrait toujours vous surveiller comme un enfant, vous mettre vos mitaines et vous moucher [31].

Aussi se réjouit-elle de le savoir au chaud : « Il fait un froid de loup. Heureusement tu as reconquis ta robe de chambre bien redoublée et bien chaude [32]. » On aurait tort, bien chauffés comme nous le sommes, de considérer cette sollicitude domestique avec condescendance : la santé de Hugo, c’est, comme elle le dit souvent, « sa vie » à elle, non seulement parce qu’il est son dieu, mais aussi parce qu’elle est entièrement dépendante de lui, et sans ressources s’il venait à mourir.

Si elle le félicite dès qu’il s’achète un vêtement chaud, en revanche elle soupçonne tous ses efforts de coquetterie. Cette dernière est même l’un des premiers signes d’alerte :

Vous étiez bien joli hier, mon amour, avec votre petit col rabattu et quoique vous ayez attribué au désir de me plaire cette petite recherche dans votre toilette, je n’en suis pas moins poursuivie par une petite idée de jalousie qui me picote le cœur non agréablement [33].

Deux jours plus tard, même soupçon : pourquoi est-il bien habillé un jour sur deux ? Que cachent ces variations injustifiées dans sa mise ? Cette inquiétude, fréquente sous la monarchie de Juillet où Hugo mène une vie mondaine dont elle est exclue, ressurgit pendant l’exil, quand il sort dans la bonne société, toujours sans elle pour respecter les convenances :

Mais j’y songe, vous devez être en train de vous métamorphoser de démocrate hideux et déguenillé en mirliflor huppé et rétamé à neuf dans ses atours. Aussi je ne suis pas près de vous voir pour peu que vous vouliez essayer l’effet de vos nouveaux charmes sur les cocottes jersieuses séance tenante et sans désemparer [34].

À l’automne suivant, elle dissimule ses soupçons derrière la moquerie envers son imperméable à la mode, un Mackintosh dernier cri qu’il a mis pour se rendre au concert :

Tu as dû bien regretter d’avoir mis ton MACHINTOCHE en voyant le beau temps, les étoiles, le clair de lune et la douce brise caressante […]. Heureusement que tu auras pu, à la grande rigueur, dissimuler aux élégantes jersiaises cette enveloppe utile mais imperméable. Je me fiche de vous et de vos scrupules de jeune homme à l’endroit du caoutchouc, des averses et des rhumes de cerveau. Cela m’est permis à moi qui me vautre cyniquement dans les pantoufles goutteuses, les flanelles podagres et la ouate nonagénaire. Telle est ma force. Tâchez que votre coquette vergogne en fasse autant et puis je verrai à vous respecter. Jusque là je me fiche de vos petits paletots pelure d’oignon et de vos vingt-cinq ans [35].

La moquerie sur ce numéro de garde-robe passe par la création langagière, de la déformation burlesque de Mackintosh en « Machintoche », jusqu’à la dérivation participiale sur l’autre nom de cet imperméable, appelé aussi « caoutchouc » par métonymie de sa matière : « Ce soir, entre autres, il fait un margouillis fort peu encourageant même quand on est comme toi encaoutchouqué [36]. »

L’un des (nombreux) talents de Juliette épistolière est l’art du portrait. En moraliste, elle y articule la prosopographie et l’éthopée avec humour, le vêtement servant souvent chez elle d’interface entre les deux discours. Dites-lui comment vous vous habillez, elle vous dira qui vous êtes. Ici, elle croque deux lampistes incapables de réparer sa lampe qui fume :

[un] alsacien et [un] auvergnat dont on ne peut rien tirer que ceci : ça ne nous regarde pas, ce n’est pas notre faute, nous ne savons pas. Une manière de commis qui y était il y a deux mois a disparu. Il ne reste plus que ces deux espèces de charabia qui ont trois boutons à eux deux et le quart d’un paletot en guenille [37].

Le plus souvent, c’est Hugo lui-même qu’elle croque en quelques mots, s’amusant de ses allures excentriques : « Vous aviez de fières dégaines avec vos paletots, vos robes de chambre, vos chapeaux d’opéra-comique et votre chien alcibiadesque [38] ». Ou encore : « Tu t’en es allé avec calme emballé dans ton caban de Liège qui te fait ressembler à un soudard et à un moine du Moyen Âge [39]. »

Cette sémiotique du vêtement qu’elle pratique avec esprit en portraiturant les autres, elle se l’applique avec rigueur, redoutant d’être mal jugée sur sa mise. Aussi se désole-t-elle du retard dans le versement de la pension de sa fille Claire par son père, le sculpteur James Pradier, retard qui l’empêche de s’offrir une robe décente pour sortir au théâtre :

Il paraît que M. Pradier continue son petit système [40], c’est d’autant plus agréable que je ne pourrai pas avoir ma robe pour MARION [41], quoique j’en aie absolument besoin si je ne veux pas passer pour la plus sale et la plus déguenillée des créatures [42].

Quelques mois plus tard, Juliette, préparant sa garde-robe pour leur voyage annuel, est toujours en quête de vêtements décents :

Mme Kraft [43] a envoyé son portier avec un paquet contenant un châle pour le voyage et une robe de mousseline de laine en pièce. Il paraît qu’elle tient à me donner une robe de cette étoffe, plus un chapeau fané à plumes. Je l’ai renvoyé, non parce qu’il était fané mais parce que je ne peux pas monter sur une impériale avec un chapeau à plumes sans avoir l’air de Mme Gras-Boyau [44]. En supprimant les plumes, il fallait un nœud de ruban rassorti et que je n’en ai ni le temps ni le talent [45].

Le diable étant dans les détails, Juliette est sensible aux signes les plus infimes de déclassement ou de mauvais goût qui pourraient ternir sa dignité. Même lorsqu’elle est nuit et jour au chevet de sa fille Claire agonisante, dans l’appartement d’Auteuil que Pradier leur a loué, et qui l’éloigne de Hugo, elle s’habille décemment pour s’apprêter à le raccompagner à l’omnibus :

Mon Victor bien-aimé, j’espère que tu viendras. Tu m’as laissée hier sous trop d’impressions douloureuses pour ne pas faire tous tes efforts pour venir. Je t’attends avec confiance, persuadée que cette confiance me portera bonheur. D’ici-là je vais passer une robe pour être prête à t’accompagner sans te faire attendre [46].

Ce soin de sa personne, qui contraste avec le délabrement croissant de sa fille, lui sera reproché, l’année suivante, par une amie : Mme Rivière se déclarera choquée, rétrospectivement, de l’avoir vue « parée comme une châsse [47] » à chaque fois que Hugo venait leur rendre visite, assimilant cette coquetterie à une forme d’indifférence, voire de maltraitance envers son enfant malade.

Il n’est pas jusqu’à l’ultime vêtement, la peau nue, qui ne la trahisse. Reprenant la métaphore ancienne du corps comme enveloppe charnelle de l’âme, elle déplore souvent le contraste entre l’apparence décevante du premier et la pureté radieuse de la seconde. Jeune encore, elle file la métaphore du numéro d’un célèbre circassien transformiste :

Encore, c’est absolument comme le paysan de M. Adolphe Franconi. Si après avoir dépouillé mes 32 vestes, mes 75 culottes, mes 103 chemises, j’apparaissais en Cupidon vêtu d’un carquois et d’un arc, ce serait compensation. Mais point. Je garderai éternellement mon dernier vêtement et mes gros sabots qui travestissent ma pensée au point de la rendre méconnaissable. Pourtant je vous assure que dessous j’ai un très bel amour, plus brave et plus jeune que tout ce que vous pouvez vous imaginer [48].

Devenue vieille, elle cite avec esprit la pièce de Hugo qu’elle connaît par cœur, Ruy Blas : « Comme le pourpoint de don César de Bazan, je lutte, mon cher bien-aimé, sans pouvoir empêcher les lézardes et les défraîchissements de mon pourpoint de chair d’aller leur train [49]. » On reconnaît l’allusion au monologue de don César : « – Mon pourpoint m’a suivi dans mes malheurs. Il lutte ! Il ôte son manteau et mire dans la glace son pourpoint de satin rose usé, déchiré et rapiécé. » En traitant sur le mode comique le topos du corps-guenille, elle accompagne son propre vieillissement avec humour : elle se résigne à être d’année en année de moins en moins désirable, se sachant toujours autant aimée.

Un objet lui ayant appartenu nous est parvenu, Hugo l’ayant conservé. Un costume de scène, la « belle robe violette brochée d’or » de la princesse Negroni, le rôle qu’elle jouait en 1833 lors de leur rencontre. Par fétichisme, Juliette l’avait épargnée dans le grand recyclage de novembre 1839 qui suivit leur mariage symbolique. Offerte à son homme le 21 juillet 1856, à Guernesey, pour la saint-Victor, peu avant qu’il emménage à Hauteville House, elle est aujourd’hui conservée à la maison Victor Hugo de la place des Vosges. Dans la lettre qui accompagne ce legs, Juliette souhaite « qu’elle entre plus particulièrement dans l’arrangement de ta chambre que dans la galerie [50] ». Don ambivalent, par lequel, conformément à la vie de sacrifice, de renoncement, de don de soi qu’elle a menée dans l’ombre du grand homme, elle lui abandonne, telle une mue, l’ancienne dépouille de ses ambitions d’actrice, mais qui lui permet aussi d’entrer sans effraction dans le foyer légitime : elle dédie ainsi à la chambre qui lui est interdite sinon son effigie, du moins l’enveloppe éternellement jeune de son vieux corps absent.

Notes

[1Juliette Drouet, Lettres à Victor Hugo, édition dirigée par Florence Naugrette, avec le concours scientifique de Jean-Marc Hovasse, Guy Rosa, Gérard Pouchain, Françoise Simonet-Tenant et Chantal Brière, http://www.juliettedrouet.org, Université de Rouen, CÉRÉdI (2012). Site conçu par Tony Gheeraert et administré par Hélène Hôte. La liste des collaborateurs figure sur le site (« Équipe de recherche »). On cite ici les lettres par leur date, en indiquant entre crochets leur transcripteur et son éventuel assistant. Nous mettons en italiques ce qu’elle souligne, en capitales ce qu’elle écrit en grosses lettres.

[2Juliette Drouet évoque à plusieurs reprises la transmission de ces lettres à la postérité.

[3Gérard Pouchain et Robert Sabourin, Juliette Drouet ou « la dépaysée », Paris, Fayard, 1992.

[419 juillet 1838 [Sandra Glatigny / G. Pouchain].

[55 avril 1836 [André Maget / G. Rosa].

[628 mai 1838 [Hélène Hôte / F. Naugrette].

[718 novembre 1839 [Madeleine Liszewski / J.-M. Hovasse].

[821 novembre 1839 [M. Liszewski / J.-M. Hovasse].

[98 mai 1847 [Gwenaëlle Sifferlen / F. Naugrette].

[1020 mars 1847 [Nicole Savy].

[1119 septembre 1867 [Jeanne Stranart / F. Naugrette].

[1222 août 1873 [Manon da Costa / F. Naugrette].

[1329 janvier 1875 [Véronique Heute / J.-M. Hovasse].

[1414 novembre 1875 [V. Heute / J.-M. Hovasse].

[152 octobre 1838 [Élise Capéran / F. Naugrette].

[1612 juillet 1840 [F. Naugrette].

[1721 décembre 1854 [C. Brière].

[1828 août 1854 [C. Brière].

[193 janvier 1843 [Olivia Paploray / F. Naugrette].

[2023 octobre 1854 [C. Brière].

[2122 novembre 1854 [C. Brière].

[2220 décembre 1854 [C. Brière].

[2316 octobre 1861 [F. Naugrette].

[2423 octobre 1861 [F. Naugrette].

[2522 janvier 1877 [G. Rosa].

[264 février 1877 [G. Rosa].

[2710 mars 1873 [Maggy Lecomte / F. Naugrette].

[2829 janvier 1839 [M. Liszewski / F. Naugrette].

[292 octobre 1850 [Anne Kieffer / F. Naugrette].

[3027 septembre 1854 [C. Brière].

[315 novembre 1846 [N. Savy].

[3218 mars 1873 [M. Lecomte / F. Naugrette].

[3330 mai 1838 [H. Hôte / F. Naugrette].

[3422 août 1854 [C. Brière].

[3515 novembre 1854 [C. Brière].

[3615 et 16 décembre 1854 [C. Brière].

[371er décembre 1846 [G. Sifferlen / F. Naugrette].

[3815 juillet 1853 [ Bénédicte Duthion / F. Naugrette].

[3914 mars 1873 [M. Lecomte / F. Naugrette].

[40Pradier renouvelle sa promesse de verser la pension, mais en procrastine sans cesse l’exécution.

[41Marion de Lorme est reprise à la Comédie-Française en mars 1838.

[4220 février 1838 [Marie Rouat / G. Pouchain].

[43Laure Kraft, sa meilleure amie.

[44Le Père Gras-Boyau, farceur des carrefours parisiens, jonglait les yeux bandés avec des œufs dont il ne cassait pas un seul pour l’omelette de Mme Gras-Boyau.

[4514 août 1838 [Armelle Baty / G. Pouchain].

[4617 juin 1846 [Marion Andrieux / F. Naugrette].

[4715 mars 1847 [G. Sifferlen / F. Naugrette].

[484 avril 1836 [A. Maget / G. Rosa].

[4917 mars 1877 [G. Rosa].

[5021 juillet 1856 [Mélanie Leclère / F. Naugrette]. Hugo a acheté Hauteville House en mai, et y emménagera en novembre.

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