1er janvier 1841, vendredi matin, 11 h. ½
Merci, mon bien-aimé, merci de ta bonne lettre [1], merci de ta bonté, merci de ton indulgence, merci de ton amour. J’avais besoin de tout cela pour commencer l’année avec confiance. Merci, mon adoré, de me l’avoir donné, merci de tout mon cœur et de toute mon âme.
Tu me fais espérer, mon amour, que je te verrai tout à l’heure, mais tu as tant de choses à faire, tu t’appartiens si peu que je n’ose pas y croire. Je suis si malheureuse dès que l’heure à laquelle je t’attends se passe sans que tu viennes et je veux être si heureuse et si reconnaissante aujourd’hui de tout le bonheur et de tout l’amour que tu m’envoies dans ta chère petite lettre que je ne veux pas trop compter sur la promesse qui t’est échappée dans un moment de tendresse sans penser qu’il te serait difficile et peut-être impossible de la tenir.
Je reviens encore à ma petite lettre adorée, je la relis, je la baise, je voudrais y laisser mon âme toute entière. Les mots que tu prends au hasard [2] pour me dire tout ce qu’il y a de plus noble, de plus doux, de plus tendre et de plus passionné dans le cœur sont des merveilles d’expressions, qui m’éblouissent l’esprit et me brûlent l’âme. Je voudrais baiser tes pieds et t’adorer, je voudrais te donner mon dernier souffle s’il pouvait ajouter une ombre de bonheur à ta vie. Je voudrais pleurer car mon cœur est plein de joie, je voudrais crier, je voudrais courir vers toi car l’enthousiasme m’emporte et me fait faire mille folies. Toto je t’aime, Toto je t’adore.
J’ai passé une partie de la nuit sans dormir. Tous les bruits que j’entendais me faisaient croire que c’était toi, de sorte que j’ai dormi fort peu quoiqu’il soit fort tard et que je sois encore au lit. J’espère, mon amour, que vous aurez embrassé pour moi tous vos enfants Léopoldine, Charles, François-Victor et Adèle Hugo et surtout ma vieille bonne amie Dédé ? Je les aime autant tous que la mienne Claire Pradier et je t’aime par-dessus tout.
Pense à moi, mon amour, tâche de trouver un petit moment pour venir m’embrasser. Tu sais que je suis toute seule avec ma pauvre fille [3] mais ce que tu ne sais pas, parce que je ne te l’ai pas dit et que j’espérais ne pas te le dire d’ici à ce soir, c’est que j’ai une colique d’entrailles que rien ne peut calmer et que je souffre beaucoup. Ce serait bien mal commencer l’année si mon bonheur était dans mon ventre mais comme j’ai eu le bon esprit de le placer ailleurs et que cet ailleurs-là est très content, je me fiche du reste. Baise-moi, cher petit homme, baise-moi, toi que j’aime de toutes mes forces, de tout mon cœur et de toute mon âme.
Tâche de venir avant ce soir si tu peux, d’ici là je vais bien relire et bien rebaiser ma chère petite lettre et te désirer de tout mon cœur.
Ne soyez pas trop charmant et trop Chambéry [4] avec les FUMELLESa qui vous visiteront et qui vous complimenteront aujourd’hui. Songez que j’ai les oreilles et le cœur aux aguets et que je souffrirai si vous êtes aimable avec elles. Je vous aime Toto.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16344, f. 1-2
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette
a) Jeu de mots par déformation de femelles.
1er janvier [1841], vendredi soir, 5 h. ¼
Voici qu’il est déjà bien tard, mon Toto, et je ne t’ai pas encore vu aujourd’hui. Au reste, le jour de l’an ne veut pas me dorer la vie, je voulais dire la pilulea, en me donnant un pronostic qui ne l’accomplirait pas dans toutb le cours de l’année. Je suis destinée à t’attendre et à t’attendre toujours comme je l’étais avant de venir au monde à t’aimer et à t’adorer de toute éternité. Je crois que te voici enfin. Oui, c’est toi, quel bonheur !!!!cLe bonheur a été court mais enfin c’était du bonheur bien réel et de la joie bien vive et par le jour de l’an qu’il fait, il ne faut pas être trop exigeante. Je n’ose pas me fier à ta promesse de venir souper à la maison. Je sais par expérience qu’il faut bien des promesses non tenues avant d’en obtenir une sérieusement. Aussi je n’y compte pas. J’aurai cependant tout ce qu’il faut pour te donner à manger si par hasard tu viens.
Je n’ai vu personne aujourd’hui mais je m’y attendais puisque tout mon monde vient demain. Je vais passer ma soirée avec ma fille et ta pensée. Je voudrais que tu pussesd venir nous voir un petit moment à la dérobée. À propos, je t’ai promis un dessin pour tes étrennes, je veux te le donner : portrait de Mme Juju souhaitant la bonne année à son beau Toto. Si vous n’êtes pas content de ce dessin, vous êtes difficile. Quant à moi, j’avoue qu’il me plaît assez et que je vous trouve ressemblant.
[5]e
Je n’en dirai pas autant de moi parce qu’ilf est impossible de seg bien connaître, mais à part ce petit inconvénient, je crois avoir assez bien réussi à fixer sur le papier la scène mémorable qui a eu lieu entre nous deux tout à l’heure. N’êtes-vous pas de mon avis, Toto, et feriez-vous mieux, vous qui vous en piquez ? Baisez-moi, scélérat, et admirez mon chef-d’œuvre. Apportez votre paletot, petit pleutre, et on vous laissera le rabobiner sans pitié. J’entends et je prétends que vous m’apportiez tout ce qu’on vous donnera en étrennes, c’est bien le moins que je partage avec vous aujourd’hui puisque vous partagez avec moi toute l’année. Ainsi c’est convenu, je m’en rapporte à votre bonne foi. J’ai peut-être tort mais enfin, je ne peux pas faire autrement. Je voudrais bien que cette pauvre Claire eût un sac de bonbons, ne fût-ceh que pour en donner aux petites Besancenot. Mais la pauvre enfant tient de famille et les jours de réjouissance universelle sont pour elle comme pour sa mère des jours d’isolement et de solitude. Cependant, pour mon compte, je n’ai pas à me plaindre aujourd’hui car j’ai reçu de charmantes petites étrennes ce matin que je ne changerais contre toutes les richesses du monde.
MVHP, Mss, a1118
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Michèle Bertaux
a) « pillule ».
b) « tous ».
c) Les points d’exclamation courent jusqu’au bout de la ligne.
d) « pusse ».
e) Dessin de Juliette en chignon tendant les bras vers Hugo :
- © Maisons de Victor Hugo / Ville de Paris
f) « parce que il ».
g) « ce ».
h) « fusse ».