Guernesey, 12 décembre, [18]65, mardi matin, 7 h. ½
Bonjour, mon divin piocheur. Bonjour, mon WORKMAN sublime, bonjour. J’ai beau faire, je ne peux pas vous dégoter au réveil-matin, ni vous saisir au passage quand vous arborez votre fier pavillon [1]. C’est plus qu’humiliant, c’est la perte de la joie de ma matinée. Il est vrai qu’aujourd’hui j’ai pour compensation la pensée que, puisque tu es déjà levé, c’est que ton rhume a disparu tout à fait et que tu as très bien dormi. J’espère ne pas me tromper dans mes commentaires. En attendant qu’ils se confirment, je t’adore et voilà. Il y a aujourd’hui quatorze ans révolus que tu asa quitté la France, mon pauvre grand bien aimé. J’étais bien tourmentée et bien malheureuse à ce moment-là de la nécessité de te laisser partir seul pour ta sécurité et le succès de ton évasion du crime de Bonaparte [2]. Il me semblait en me séparant de toi que j’allais mourir, que mon amour ne pouvait plus te défendre et que je ne te reverrais plus jamais. Ce que j’ai souffert pendant les quinze heures de ton trajet en Belgique, jusqu’au moment où j’ai reçu ta lettre de délivrance, ne peut pas se dire dans la langue humaine, pas plus que la joie de te retrouver libre et m’aimant. Ces sensations terribles et douces, je les retrouve aussi vives dans mon cœur à présent comme il y a quatorze ans. Mais je ne crois pas [même ?] que je pourrais supporter de nouveau les trente-six heures de tortures de cette cruelle séparation du douze décembre, depuis huit heures du soir jusqu’au 14 le matin, sans en devenir folle ou sans en mourir [3]. Mes forces ne pourraient plus suffire à la douleur de l’absence et à la joie de te retrouver. Aussi ne nous séparons jamais plus ni dans la vie ni dans la mort. Je t’adore.
BnF, Mss, NAF 16386, f. 204
Transcription de Anne-Estelle Baco assistée de Florence Naugrette
a) « a ».