Guernesey, 4 décembre, [18]65, lundi matin, 7 h. ¾
Bonjour, mon adoré bien-aimé, bonjour. Comment as-tu fait pour attacher ton signal [1] ce matin par ce vent furieux ? Il y avait de quoi être emporté par-dessus ton toit. J’espère que, le vent ne donnant pas de ton côté, tu auras dormi toute la nuit. Quant à moi, j’ai à peine fermé l’œil tant cette formidable tempête emplissait ma maison de vacarme et mon cœur d’épouvantea. Je songeais aux pauvres marins en détresse et je sentais dans mon âme le sillage de tous leurs naufragesb. J’en ai encore les nerfs si agités que je ne peux pas tenir ma plume et chaque mot que j’écris me fait mal à la tête comme si je les en arrachais par morceaux. Il y a presque sous mes fenêtres une épave d’un bâtiment qu’on vient voir malgré les lames gigantesques qui assaillent tous ces curieux. Ces lames sont tellement prodigieuses et le vent est si fort qu’il les apporte en pluie jusque dans ma chambre ; les fenêtres en sont inondées et le tapis mouillé comme les jours de gros orages, tout cela est sinistrement [illis] et serre le cœur. Je te supplie de ne pas te risquer sous ton toit et de ne faire aucune imprudence d’aucune sorte. Comment va ton bras [2] ? J’ai hâte de te revoir pour reprendre du calme et de la sérénité et changer mon effroi en bonheur. En attendant, sois béni, mon adoré bien-aimé, pense à moi, soigne-toi et aime-moi. Je t’aime à genoux.
BnF, Mss, NAF 16386, f. 196
Transcription de Anne-Estelle Baco assistée de Florence Naugrette
a) « éppouvante ».
b) « nauffrage ».