10 novembre [1837], vendredi midi ½
Je t’écris de mon lit mon bien-aimé, non parce que je suis malade, mais seulement parce que j’ai la tête et les yeux horriblement fatigués. Je voulais t’écrire avant déjeuner mais au moment de le faire je me suis aperçuea que je n’avais pas de papier. Force m’a été, en attendant qu’il fût arrivé, de déjeuner. Mais sois tranquille mon cher amour, tu n’as rien perdu pour attendre car jamais pensée d’amour ne s’est accrue comme la mienne dans l’espace d’un quart d’heureb. Ces quinze minutes de retard ont été quinze siècles au profit de mon amour. Mon Dieu quel délicieux moment nous avons eu hier au soir, après cette triste et stupide aventure qui l’avait gâtéc au commencement. Jamais je n’avais été plus heureuse. Jamais nos deux âmes ne s’étaient touchées plus amoureusement sur nos deux bouches. Mon Dieu quel bonheur. Jamais je ne l’oublierai, et vous mon adoré ? Jamais non plus je l’espère.
J’ai lu une partie du journal de ce pauvre F [1]. Je pense qu’au nom près de la pauvre jeune fille qui rêvait au commencement et à la fin de chaque jour, on peut tout imprimer [2], puisque ce n’est qu’une description plus ou moins heureuse de son voyage dans l’intérieur de l’Espagne. Malgré le respect qu’on doit au mort, j’ose dire que nous nous aimons plus qu’il n’a aimé. [illis.] n’a aimé et n’aimera jamais [plusieurs mots illis.] je t’aime plus que jamais.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16332, f. 35-36
Transcription de Sylviane Robardey-Eppstein
a) « apperçu ».
b) « quard-d’heure ».
c) « gâtée ».
10 novembre [1837], vendredi soir, 7 h. ½
Je ne t’en veux pas, mon cher petit bien-aimé, parce que après tout ce n’est pas ta faute, mais il m’est bien permis d’être triste au fond du cœur de la perte de dix grands jours qui auraient pu être pour nous si doux et si heureux. Et puis je m’afflige, à tort sans doute, du courage avec lequel tu supportes les malencontreux incidents qui s’entremêlent dans notre vie déjà si compliquée. J’y vois presque de l’indifférence. Je compare ton courage à ma faiblesse et je sens bien que ce n’est pas toi qui aimes le plus. Aussi je suis triste et découragée et prête à jeter le manche après la cognée. Et pourtant quel dévouement que le tien, mais tout cela ne vaut pas un baiser de toi. Jamais je ne pourrai me consoler de la perte de ton amour par la générosité de tes procédés, comme jamais je ne me méprendrai sur la nature d’une caresse ou d’un serrement de main de toi. C’est ce qui t’explique mon découragement et ma tristesse ce soir tandis que toi tu étais courageux et résigné. L’amour stationnaire cesse bientôt d’être de l’amour. Le feu qui ne flamboie plus se couvre vite de cendres. Il n’y a que l’amour qui brûle et qui rayonne qui soit de l’amour. Le mien est comme cela. Et pour l’entretenir et l’attiser encore mieux j’y ai jeté mon cœur et ma vie touta entière. C’est pour cela que je souffre quand tu es calme, que je pleure quand tu souris, que je t’appelle des plus doux noms quand tu m’oublies.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16332, f. 37-38
Transcription de Sylviane Robardey-Eppstein
a) « toute ».