Jersey, 1er novembre 1852, lundi matin, 8 h.
Bonjour, mon doux bien aimé, bonjour mon pauvre forçat politique et littéraire, bonjour. Il paraît que la correction de tes épreuves a duré bien tard, mon pauvre petit homme. Aujourd’hui, jour de la Toussaint, Dieu sait quels seront les Élyséens que tu auras à fouetter mais il est probable que la besogne ne te manqueras pas ni d’un côté ni de l’autre. Aussi je ne me fais pas de douces illusions sur les Plémond [1] inattendusa et les Gorey [2] improvisés. Je suis trop sûre de n’avoir pas d’autre surprise que celle de rester chez moi et d’attendre indéfiniment. Je le sais et je n’en suis pas plus fière pour cela. Encore si tu m’avais raconté la fin de l’histoire de Barthélémy je l’aurais ajoutée à mon gribouillis mais je prévois que je resterai tête à tête avec Schoelcher, ce qui est peu amusant, quelque honnête homme qu’il soit. Je pourrai me rabattre sur Ledru-Rollin mais je me sens encore moins de goût pour lui non pas à cause de son honnêteté mais de sa bouffissure qui est insupportable pour moi. Surtout je n’ai aucune sympathie pour les bassons d’aucune espèce. Tu vois mon cher amour à quelle misère je suis réduite quand tu me manques. Tâche donc de me faire un peu riche aujourd’hui.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16372, f. 119-120
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette
a) « inatendu ».
Jersey, 1er novembre 1852, lundi matin, 10 h.
J’ai eu aujourd’hui le spectacle de l’ovation faite au bâtiment neuf, le plus petit des deux qu’on est en train de construire. Il paraît qu’il est fini, ou à peu près, car on a couronné sa proue de fleurs et on l’a saluée de hourras répétés. Maintenant on achève de le gréer et j’aurai bientôt le plaisir de le voir lancer. Malheureusement la carcasse du gros me gêne beaucoup pour voir. Mais pour peu que ce soit intéressant je pourrai bien descendre sur la grève pour regarder la manœuvre. Mais d’ici là, mon cher petit homme il s’écoulera encore beaucoup de marées et d’embêtements, pour parler comme vous, témoin hier et aujourd’hui. Aussi j’ai un mal de tête qui ne me quitte pas mais que je quitterai volontiers si je pouvais. J’ai le front si chaud qu’on pourrait y faire durcir des œufs. Voilà, mon cher petit bien aimé, ma situation physique, morale et politique de ce matin. Elle n’est guère moins satisfaisante que celle de la France au moment d’acclamer son empereur, mais moins bête qu’elle. Je sais très bien ce qu’il me faudrait pour me guérir et si je n’en n’use pas c’est que les Toto de ma connaissance ne s’y prêtent pas. Voime, voime, telle est ma situation, ce qui ne m’empêche pas de crier vive la République ! et Cambronne pour les bonapartistes autant que leurs gueules peuvent en contenir. Après ce vivat gastronomique je vous donne mes plus délicates tendresse et mes plus grands baisers.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16372, f. 121-122
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette