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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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Jersey, 17 août 1852, mardi matin, 7 h. ½

Bonjour, mon bien aimé, bonjour tout ce qui me plaît, tout ce qui me charme, tout ce qui m’éblouit. Bonjour tout ce que j’adore. Tu n’as pas pu revenir hier au soir ; à ta place j’ai vu passer ton Charles avec un monsieur que je n’ai pas reconnu pour être Vacquerie. Ce beau morceau de toi-même, cette espèce de mirage de ta personne me cause toujours une douce sensation chaque fois que je l’aperçois. Malheureusement c’est trop fugitif et puis je te préfère à tout même au daguerréotype en chair et en os du beau Charlot [1]. Je me suis donc couchée assez penaude et assez mouzonne à 10 h. du soir, tâchant de me consoler de ma mauvaise chance du soir avec l’espérance d’une meilleure pour le lendemain. Il est vrai que si tu emménages aujourd’hui, tu auras bien peu de temps à me donner. Mais tu seras plus près de moi et rien n’est plus doux pour moi que cette pensée de vivre à côté de toi. Nous verrons si vous pourrez opérer votre installation aujourd’hui du premier coup. J’en doute car je sais par moi-même quelles difficultés il m’a fallu vaincre dans ce petit déplacement de l’hôtel du Commerce au cottage Nelson pour pouvoir coucher chez moi le même jour. Nous verrons si vous serez plus habiles et plus expéditifs que je ne crois. En attendant j’ai reçu une lettre ou plutôt des lettres de Belgique dont une de Capellemans datée du 4 août. Si je n’avais pas eu l’espoir de te revoir hier au soir, je te l’aurais envoyée sous enveloppe car elle me paraît devoir t’intéresser et demande une prompte réponse pour différentes petites indications qu’on te demande relatives à la réimpression de tes discours [2]. Aujourd’hui je pense que cela n’en vaut plus la peine et que de toute façon je te verrai tantôt. C’est pourquoi je ne te l’envoie pas. Tâche, mon bon petit homme, que n’en sois pas pour mes frais de confiance et d’espérance. D’ici là je t’aime, je te souris, je suis heureuse et je t’adore de toutes mes forces, de tout mon cœur et de toute mon âme.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16371, f. 223-224
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette

a) « envoyé ».


Jersey, 17 août 1852, mardi matin, 11 h. ½

Je t’attends avec toutes les alternatives de la pluie et du beau temps. Depuis ce matin les ondées et les rayons de soleil se suivent et se ressemblent avec une monotone régularité assez ennuyeuse parce qu’elle me fait passer tour à tour de l’espérance de te voir à l’inquiétude de ne pas te voir. Si peu que ce soit, mon bien-aimé, il faut que je te voie tous les jours. C’est nécessaire à ma santé, mon bonheur et à ma vie. Le jour où ce pain quotidien de mon âme me manquera je mourraia.
Je ne sais si vous pourrez mettre à exécution aujourd’hui votre projet d’emménager ? Jusqu’à présent il n’y pas de temps de perdu et vous avez encore de la marge d’ici à ce soir. Il est probable que je m’en occupe beaucoup plus que vous tous parce que mon bonheur y est plus directement et plus vivement intéressé. C’est une idée que j’ai comme cela que je te verrai plus souvent et plus longtemps quand tu seras dans mon voisinage. Dieu veuille que cette espérance se réalise. D’ici là ma pensée va de Saint-Hélier [3] au Havre-des-Pas [4] et du Havre-des-Pas à Saint-Hélier pour voir si rien n’arrive. Jusqu’à présent je ne vois rien que mon impatience qui va, vient et furète tous les incidents et tous les obstacles qui peuvent retarder votre installation. Heureusement que cela ne peut pas se prolonger bien longtemps dans tous les cas. Aussi je prends mon courage à deux mains et je me résigne à ne pas être ta voisine avant un jour ou deux. Mais il ne faut pas que cela m’empêche de te voir ne fût-ceb qu’une pauvre petite minute. En attendant, je vais faire mon courrier. Je vais profiter de mon inaction pour inonder Paris de mes élucubrations. Je vais commencer par cette pauvre Mme Triger que j’ai tout à fait négligée. Mais tout cela n’occupe que mes doigts ; ma pensée et mon cœur sont avec vous et quoi que je fasse pour les rappeler ils font la sourde oreille. C’est très gênant, je vous assure, et il faut une certaine dose de courage pour essayer de faire quoi que ce soit sans le recours de ces deux auxiliairesc. Je vais pourtant essayer, quitte à y renoncer si cela devient trop difficile. Dépêchez vous de venir si vous voulez assister aux hurlements de socialisme et aux [fous fous  ?] de Fouyou [5].

Juliette

BnF, Mss, NAF 16371, f. 225-226
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette

a) « mourrerai ».
b) « fusse ».
c) « auxiliaire ».

Notes

[1En se référant au Journal d’Adèle Hugo fille, il est en général admis que la pratique du daguerréotype fait son entrée à Marine Terrace en novembre 1852. La présente lettre de Juliette laisserait supposer que Charles réalise des daguerréotypes dès l’été 1852 avant même l’aménagement de son atelier dans la maison familiale.

[2Pour la publication des « Œuvres oratoires, annoncées sur la quatrième de couverture de Napoléon-le-Petit […] le contrat avait été signé avec Tarride avant le départ de Belgique […] En août 1852 [Victor Hugo] avait reçu les premières feuilles de ce livre projeté depuis le début de l’exil […] Il envoyait ses indications pour les notes et la table des matières, le tirage initial prévu était inférieur à 1 500 exemplaires ; il semblait que tout était prêt. Le silence complet qui suivit fut interrompu par une seule question que Victor Hugo répéta à quelques variantes près dans chacune de ses lettres à Hetzel pendant un an “Où en sont les Œuvres oratoires ?” ». (Jean-Marc Hovasse, Victor Hugo, t. II. Pendant l’exil I. 1851-1864, Fayard, 2008, p. 175-176.)

[3Saint-Hélier : ville principale de Jersey qui comptait en 1852 trente mille habitants et dont le port en voie d’achèvement était par son commerce le septième d’Angleterre.

[4« En longeant les bassins du port de Saint-Hélier vers le sud-est […] le voyageur débouche sur une baie d’à peu près trois kilomètres de long qui se termine à la pointe de Croc, hameau de Samarès (ou Samarez), extrémité méridionale des îles anglo-normandes. La route en terrasse eu bord de la mer s’appelle, sur les six-cents premiers mètres qui sont aussi les plus riants, le Havre-des-Pas, en souvenir de la chapelle catholique Notre-Dame-des-Pas autrefois érigée sur un petit rocher où la Vierge était apparue, puis détruite au début du XVIIIe siècle […] », Jean-Marc Hovasse, Victor Hugo, t. II. Pendant l’exil I. 1851-1864., Fayard, 2008, p. 96.

[5Chien de Juliette.

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