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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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Bruxelles, 18 février 1852, mercredi matin, 8 h.

Bonjour mon pauvre petit voyageur, bonjour, tâchez d’avoir beau temps, bon dîner sans le RESTE et revenez ce soir sinon je cours vous chercher. Quelle nuit et quelle tempête ! Comment as-tu fait pour dormir et surtout pour te réveiller à l’heure ? Pauvre petit homme, j’ai bien pensé à toi toute cette nuit et ce matin. J’aurais voulu me lever pour toi et te remplacer pendant le temps du trajet pour te laisser dormir moelleusement dans ton lit ainsi que ton cher paresseux de Charles. Malheureusement ces substitutions-là ne sont pas faciles. Sans cela je t’aurais épargné la peine de te lever à la lumière en te laissant tout le plaisir de la promenade et de la bonne mangeaillea car j’espère qu’on vous offrira des banquets démocratiques et SAUCIAUX.
Pendant ce temps-là je vais prendre un bain et faire un rangement sterling [1] dans mon taudis. C’est ma ressource contre l’impatience et l’ennui quand tu es loin de moi. Pauvre adoré amuse-toi bien pendant que tu y es, tâche de ne pas avoir froid, sois heureux et pense à moi. Il m’est impossible de ne pas espérer un pauvre petit quart d’heure de bonheur ce soir. Il me semble que ce n’est pas impossible, ne fût-ce que le temps de dire me voilà et de te laisser baiser par moi. J’y compte mon pauvre amour, c’est ce qui me donne le courage de t’attendre jusque-là sans trop de tristesse. Pauvre bien-aimé profite de cette journée de distraction qui s’offre à toi, sois bien gai, bien content, bien heureux. De mon côté je t’aime, je te désire, je t’attends et je t’adore comme si nous n’avions pas quinze ou vingt lieues entre nous.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16370, f. 111-112
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette


Bruxelles, 18 février 1852, mercredi après-midi, 3 h. ½

Cher petit homme est-ce que les pavés sur lesquels nous avons marchéa il y a douze ans ne brûlent pas tes chers petits pieds [2] ? Est-ce que les rues et les maisons devant lesquelles nous sommes passés bras dessus, bras dessous en nous serrant l’un contre l’autre ne sont pas tristes de te revoir sans moi ? Est-ce que toutes ces belles choses que nous avons admirées ensemble à travers ce beau prisme d’amour qui jaillissait de nos yeux sur tout ce que nous regardions ne te semblent pas ternesb et maussades aujourd’hui ? Est-ce que tu ne retrouves pas sur ton passage et servant d’escorte tous les baisers et toutes les tendresses que j’y ai laissésc pour garder l’empreinte de ton pas et le souvenir de notre bonheur ? Est-ce que ton âme ne s’est pas déjà retournée bien des fois pour voir si la mienne la suivait pendant que nos deux pauvres corps séparés fonctionnent tant bien que mal à distance ? Est-ce que tu n’es pas ému en revoyant seul cette ville de Louvain que nous avions visitée ensemble ? Est-ce que ton plaisir d’aujourd’hui n’est pas un peu troublé par le regret d’autrefois ? Est-ce que tu peux être heureux sans moi ? Est-ce que ton pauvre cœur n’est pas un peu triste de se trouver seul au milieu de ces doux et chers souvenirs ? Voilà depuis ce matin les questions que je me pose et auxquelles tu répondras ce soir, n’est-ce pas ? Car tu viendras ce soir, je l’espère. Cependant mon pauvre adoré, si tu étais trop fatigué, s’il faisait trop froid, s’il était trop tard, couche à Louvain et s’il se peut que ce soit dans le même hôtel et dans la même chambre que nous avons habitée en 1839 quand nos corps étaient aussi inséparables que nos âmes, je t’en prie ne fais pas t’imprudence. Je fais de grand cœur le sacrifice de mon espérance de bonheur ce soir à ta santé de demain.

BnF, Mss, NAF 16370, f. 113-114
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette

a) « marchés ».
b) « terne ».
c) « laissé ».

Notes

[1Dans l’argot du XIXe siècle sterling est utilisé comme synonyme de « grand », « excellent », « considérable » en référence à la valeur élevée de la livre sterling.

[2Victor Hugo se rend à Louvain avec son fils Charles et Van Hasselt. Il avait visité la ville avec Juliette Drouet le 18 août 1837. Ce n’était donc pas « il y a douze ans » (première phrase), ni « en 1839 » (avant-dernière phrase).

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