Paris, 17 février 1881, jeudi matin, 8 h.
Cher bien-aimé, ne t’en prends qu’à ta gloire qui va toujours croissant et qui remplit le monde entier si je n’ai pas répondu séance tenante à ton adorable lettre d’hier [1]. Il est vrai que la réponse était faite d’avance dans mon cœur mais je reconnais que cela ne suffit pas ; la bouche, les yeux, l’écriture ont besoin d’attester de visu et de témoigner d’une manière réelle et palpable tout ce qui se passe dans la pensée et dans l’âme. C’est pourquoi, ayant été empêchée hier de te manifester ma joie, mon amour et mon adoration, j’en ai souffert au point d’en avoir un mal de tête insensé ! Craignant de retrouver ce matin les mêmes obstacles matériels, multipliés encore par le brouhaha des préparatifs de tona grand anniversaire [2], j’ai pris sur moi de ne pas ouvrir les lettres avant de t’avoir donné une partie des restitus que mon anniversaire, à moi [3], te doit et que j’ai tant de bonheur à te payer tous les ans en échange de ton divin amour. Je voudrais passer ma vie dévotement à tes pieds mais le train-train de ta maison dont j’ai la lourde responsabilité et qui augmente de minute en minute, sans rien prendre de mon adoration pour toi, absorbe la plus grande partie de mon temps. De là les manques et les retards de mes pauvres chères restitus, qui n’en peuvent mais, ce qui m’attriste plus que je n’ose te le montrer.
Enfin je me suis accordée ce matin égoïstement, et avant touteb autre chose, de donner satisfaction à mon cœur et à mes pattes de mouches en leur laissant toute liberté d’aller vers toi. Tant pis pour le reste du monde, il faut que je me donne le bonheur de t’aimer à ciel ouvert et de t’adorer tout haut.
[Adresse]
Monsieur Victor Hugo
BnF, Mss, NAF 16402, f. 31-32
Transcription de Caroline Lucas assistée de Florence Naugrette
a) « ta ton ».
b) « tout ».