Paris, 30 octobre [18]79, jeudi soir, 11 h. ½
Il ne sera pas dit, mon grand bien-aimé, que cette journée s’achèvera sans que je te dise un peu ce que j’ai sur le cœur et dans le cœur à propos de ton aristocratique recrue qui menace de devenir une complète bonne fortune très envahissante pour peu que j’aie la lâcheté de m’y prêter ; mais je m’y oppose absolument et sérieusement, autant du moins, que tu ne m’auras pas exprimé formellement la volonté de t’acoquiner à cette nouvelle et très suspecte conquête [1]. Chat échaudé craint l’eau froide, dit le proverbe ; cœur déchiré craint les nouvelles blessures. Les miennes sont encore trop saignantes pour y être indifférente [2] ; et, quel que soit l’attrait que cette personne ait pour toi, je te supplie de m’épargner l’inquiétude qu’il me cause, cela dit honnêtement et tendrement.
J’espère, mon grand petit homme, que tu cesseras d’attirer imprudemment cette dame chez toi. Le danger est plus grand que tu ne crois. Pour moi la seule pensée de repasser par les cruelles épreuves dont je sors à peine me donne le vertige au point d’en perdre la tête. Je t’en prie ne me fais pas ce chagrin. Toi si bon pour tout le monde soisa-le un peu pour moi qui n’ai pas d’autres torts envers toi que de t’aimer trop. Aie pitié de mon amour. Si tu savais combien je souffre en t’écrivant cela. Qu’est-ce que ce sera, mon Dieu, cette nuit si, comme je le crains, je ne puisse pas m’endormir ? Heureusement ton sommeil à toi n’en sera pas troublé, c’est ce qui me tranquillise de ce côté-là. Dors, mon cher bien-aimé, je te bénis. Je voudrais pouvoir te sourire mais je suis trop triste dans l’âme pour que le sourire sorte ce soir. Dors, je te bénis.
[Adresse]
Monsieur Victor Hugo
BnF, Mss, NAF 16400, f. 260
Transcription d’Apolline Ponthieux assistée de Florence Naugrette
a) « soit ».