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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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15 juillet [1841], jeudi matin, 10 h. ¾

Bonjour mon cher bien-aimé, bonjour mon cher petit homme adoré. J’ai été poursuiviea toute la nuit par un mot plus stupide que tous les autres que j’ai fourré dans ma lettre d’hier en guise de compliment. Ce mot est venu me tirer le bout du nez, les oreilles et les talons toute la nuit comme un petit cauchemar en me criant sur tous les tons et avec toutes les voix que j’étais stupide et grotesque et que je ressemblais à cette grosse Autrichienne qui, voulant faire un compliment à un Talleyrand quelconque, lui disait : « vous êtes la plus GRANDE GANACHE du royaume » [1]. Toujours est-il que la merveille éblouissante que j’ai lueb hier m’avait tellement tourné l’esprit que tous les mots dansaient, sautaient et culbutaient et cabriolaient dans ma tête au point que j’en ai pris un à quatre pattes et sans plumes au lieu d’en prendre un avec deux ailes pour vous dire que je trouvais toute cette histoire la plus ravissante, la plus merveilleuse, la plus croyable et la plus admirable du monde [2]. Je dis croyable parce que vous avez le don de créer toutes choses dès que vous y touchez, contrairement aux imbécilesc qui tuent ou affaiblissent toutd ce qu’ils touchent au point que les histoires les plus vraies racontées par eux ne sont plus que des ombres qui n’ont ni formes ni couleurs [3]. Tout ce bavardage veut dire que je vous aime, que je vous admire et que je vous adore et que je vous demande pardon d’être aussi bête que je le suis. Si je ne vous aimais pas de toute mon âme j’irais me cacher dans un trou pour ne plus revenir.

BnF, Mss, NAF 16346, f. 51-52
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette

a) « poursuivi ».
b) « lu ».
c) « imbécilles ».
d) « tous ».


15 juillet [1841], jeudi après-midi, 1 h. ½

Comme je veux copier tes ours aujourd’hui [4], je me dépêche à t’écrire pour être plus tôta à la besogne quoique auparavant j’aie encore bien des petites choses à faire. Je n’ai pas payéb le loyer parce que le portier n’a pas les quittances, Mlle Hureau non plus n’est pas encore venue [5].
Je vois avec plaisir du reste, mon amour, que le temps est presque beau et chaud. Je m’en réjouis pour toi, mon pauvre petit ver à soie, à qui le mauvais temps et le froid font tant de mal. J’espère que tu ne seras pas allé à la réception de cet immonde Ancelot [6] ? Surtout après la promesse que tu m’as faitec [7] ? Je te suis si fidèle moi, je suis si loyalement seule chez moi et si entièrement consacrée à toi de corps, de pensée et de cœur que tu dois te faire un cas de conscience pour tout ce qui porterait atteinte à la réciprocité que j’ai le droit d’attendre de toi. Je t’aime mon adoré, je t’aime de toute mon âme. Je te le dis tous les jours et à tous les instants de ma vie mais je ne te le dis pas encore autant que je le pense et que je le sens. Je t’adore mon bon petit homme.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16346, f. 53-54
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette

a) « plutôt ».
b) « payer ».
c) « faites ».

Notes

[1Un jour Napoléon, fort mécontent à la lecture d’une dépêche de Vienne, dit à son épouse Marie-Louise, fille de l’empereur d’Autriche : « Votre père est une ganache. » Marie-Louise, qui ignorait beaucoup de termes français, interrogea le premier courtisan sur le sens de ce mot, et ce dernier balbutia que cela voulait dire un homme sage, de poids, de bon conseil. Quelques jours plus tard, Marie-Louise, présidant le Conseil d’État et voyant la discussion plus animée qu’elle ne voulait, interpella, pour y mettre fin, Cambacérès à ses côtés. « C’est à vous à nous mettre d’accord dans cette occasion importante, lui dit-elle, vous serez notre oracle ; car je vous tiens pour la première, la meilleure ganache de l’Empire » (Charles-Yves Cousin d’Avallon, Nouveau dictionnaire d’anecdotes, Paris, Imprimerie de Marchand du Breuil, 1825, p. 155).

[2Victor Hugo est en pleine rédaction des lettres de voyage du Rhin et la veille, il a donné à copier à Juliette la première partie de la lettre XX du tome II, « De Lorch à Bingen », du 27 août 1838. Ce fut l’occasion pour elle d’exprimer avec enthousiasme son admiration, mais aussi de constater l’inégalable talent d’invention du poète, ce qui explique ses propos (voir la lettre du 14 juillet).

[3Jean-Marc Hovasse remarque que « une bonne moitié du livre a été écrite place Royale en six mois. » Si certaines lettres sont donc authentiques, d’autres « présentent le récit d’épisodes inventés, mais donnés pour vrais, sur des lieux où le voyageur est bien passé, comme à Bingen. […] La vingtième, qui raconte l’itinéraire supposé “De Lorch à Bingen” [remporte] la palme de la fantaisie. » Cette lettre est écrite en un peu moins de trois semaines, et « fait un véritable roman de seize kilomètres à pied sur la fameuse rive gauche, qui ont été en réalité parcourus en deux heures de bateau à vapeur » (Victor Hugo, t. I, ouvrage cité, p. 836- 837). Et si Juliette connaît si bien la vérité, c’est que depuis 1834, elle accompagne durant quelques semaines ou mois, pendant l’été et le printemps, le poète dans ses voyages.

[4Les ours que Juliette mentionne ici sont ceux que le poète prétend avoir rencontrés dans la première partie de « De Lorch à Bingen ». Un ours est aussi un brouillon, une ébauche. Il y a donc peut-être ici jeu de mots volontaire.

[5À élucider. Il semblerait néanmoins que la maîtresse d’école souhaite s’entretenir avec Juliette d’une affaire plutôt grave concernant le pensionnat de Saint-Mandé où Claire est scolarisée depuis 1836. Ce « malheur » est peut-être lié au renvoi de l’instituteur Buessard (voir les lettres du 12 juillet et du 26, 27, 29 et 30 août).

[6Ancelot, contre lequel Hugo a remporté son élection le 7 janvier 1841 à l’Académie française, a été élu juste après lui, le 26 février, au fauteuil de Louis de Bonald. Son discours de réception a lieu le jour même, le 15 juillet.

[7Le mardi 13 janvier au soir, Juliette a interdit à Hugo d’assister à cette réception sans elle. Sans doute lui a-t-il donc fait la promesse de lui obéir.

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