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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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19 juin 1841

19 juin [1841], samedi matin, 10 h. ½

Bonjour, mon Toto bien-aimé, bonjour mon cher petit homme chéri. Pourquoi que vous n’êtes pas revenu cette nuit ? C’est pourtant bien charmant et je ne m’en lasse pas. Au contraire, plus je vous vois, plus je vous ai et plus je vous désire et plus je vous aime. Vous auriez dû venir ce matin, mon amour, je vous en veux de ne l’avoir pas fait. Non, mon adoré, je ne t’en veux pas, je nous plains, toi et moi, car il est certain que tu auras passé toute la nuit à travailler tandis que je pensais à toi et que je te regrettais. Sois béni, mon cher bien-aimé, sois heureux dans tout ce que tu aimes. Moi je t’adore.
J’espère, mon bon Toto, que vous n’avez pas à vous plaindre de moi. Cette nuit j’ai joliment bien pas dormi pendant que vous corrigiez vos épreuves [1]. Hein, qu’en dites-vous, je suis une femme de parole ? Mais c’est qu’en vérité c’était moi que j’attrapaisa et de rage il m’arrivait de n’en plus dormir le reste de la nuit. Je ne vous vois pas assez mon content pour fermer les yeux comme une marmotte engourdie quand vous êtes auprès de moi.
Dites donc, je me fiche de votre ami moi, à pied, à cheval, à table et au lit. Je m’en fiche supérieurement [2]. Quel esprit ! Il ne faut rien moins que la sonde du puits artésienb de Grenelle [3], qui a cinq fois la hauteur du dôme des Invalides, pour rencontrer le sens commun dans ces phrases rocailleuses, glaiseusesc, chisteuses et plâtreuses. Quel le diable, dont il a pris le déguisement, l’emporte et qu’il le fasse rôtir quelques bons nombres d’années comme un oison qu’il est.
Je vous aime vous, mais je me fiche de votre ami. Prenez-en votre parti et baisez-moi bien vite.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16345, f. 265-266
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette

a) « attrappais ».
b) « artésiens ».
c) « glaizeuses ».


19 juin [1841], samedi soir, 8 h. ½

Je ne suis pas très contente de vous, MON CHER AMI, ça n’est pas le fait d’un honnête homme ni d’un homme bien élevé, encore moins celui d’un amoureux, de venir dîner comme un [4] et de s’en aller tout de suite après sans prendre le temps de dire ou de faire vos GRÂCES. Je vous trouve un parfait cochon, un complet goujat, un superbe scélérat qui avez tous les vices de la nature, y compris celui de ne pas m’aimer. Taisez-vous, monstre.
Nous verrons combien de temps vous allez me cacher qu’on a loué une campagne, qu’on y est installé et que vous êtes libre de votre temps et de vos actions [5]. J’ai déjà obtenu ce soir un quart de révélation, je verrai combien de temps vous mettrez à la faire touta entière. En attendant soyez sûr que je vous surveille et que vos trahisons ne resteront pas impunies. PRENEZ GARDE À VOUS. Surtout revenez cette nuit si vous ne voulez pas que je vous haïsse et que je vous méprise comme le dernier des hommes. Tâchez aussi de revenir tout à l’heure, entendez-vous PICARDET PICARDO PICARDINI [6]. Je vais me coucher en vous attendant car je n’ai rien de mieux à faire puisque je suis sûre que vous ne me ferez pas sortir. Baisez-moi méchant homme, baisez-moi vilain [homme  ?].

Juliette

BnF, Mss, NAF 16345, f. 267-268
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette

a) « toute ».

Notes

[1À ce moment, Victor Hugo vient très tard dans la nuit chez Juliette pour rédiger ses lettres de voyage à paraître dans les deux futurs volumes du Rhin, qu’il commence déjà à transmettre à ses éditeurs et imprimeurs. Malheureusement, comme il ne lui adresse quasiment pas la parole, elle est prise d’accès de somnolence qu’elle a toutes les peines du monde à combattre.

[2Juliette parle-t-elle d’Alphonse Karr, son ancien amant, journaliste connu pour ses bons mots tantôt moralistes, tantôt acerbes ? En effet, à l’occasion de sa réception à l’Académie française, Victor Hugo a noté dans son Journal : « Alphonse Karr dit (Les Guêpes) que je suis entré à l’Académie en enfonçant les portes et que mes confrères malgré eux, ont fait comme les vieilles femmes des villes prises d’assaut, elles jettent du haut des fenêtres, sur la tête de l’ennemi, tous les ustensiles de ménage. En effet, on m’a vidé sur la tête le discours de Salvandy… » Plus tard, le poète se défendra dans une lettre au journaliste pour légitimer son élection dans une perspective d’avenir et de renouveau : « Mon cher Alphonse Karr, / Vous êtes la poésie même qui se plaint d’un poëte, et qui a raison. / Moi, de mon côté, je n’ai pas tort. Je suis un peu poëte, mais je suis beaucoup soldat. Comme vous le dites d’une façon si spirituelle, on m’a vidé sur la tête le discours de Salvandy ; cela est vrai, mais, en somme, je suis dans la place ! Et vous y êtes aussi, et toutes mes idées et toutes les vôtres y sont » (Correspondance 1836-1882, Paris, Calmann Lévy éditeur, 1898, p. 42).

[3L’entrepreneur et ingénieur Louis-Georges Mulot fora ce premier puits artésien entre 1833 et 1841 pour atteindre la nappe d’eau, sous l’impulsion de François Arago, savant et maire de Paris. Au bout de sept années d’efforts, d’accidents et de retards, enfin, le 26 février 1841, l’eau jaillit au-dessus de la tour de bois qui abritait la foreuse. C’est alors que l’entrepreneur envoya, dit-on, ce billet laconique : « Arago, nous avons l’eau. Mulot ». Réalisé avec des outils rudimentaires, l’aboutissement de l’ouvrage fut néanmoins considéré comme une prouesse technique (Jean Lemale, La Géothermie, 2e édition, série Environnement et sécurité, Paris, Éditions Le Moniteur, Dunod, 2012, p. 39).

[4Voir gouliaffe.

[5Pendant l’été 1841, les Hugo louent à Saint-Prix, dans le Val-d’Oise, un appartement meublé de la mi-juin à la mi-octobre, et le poète y restera de juillet à octobre pour terminer la rédaction de ses mémoires de voyage pour le volume du Rhin. Juliette attend ce moment avec impatience car c’est alors que le poète peut être le plus présent auprès d’elle.

[6Juliette s’inspire sans doute de Voltaire qui, dans ses lettres de septembre 1761 à son ami M. le Comte d’Argental, mentionne un académicien typique de Dijon qui porte ce nom (deux frères en réalité) qu’il tourne en ridicule en l’empruntant (avant de le transformer en Picardin) pour signer l’une de ses comédies, L’Écueil du sage, ou Le droit du seigneur. Remerciements à Jean-Marc Hovasse qui a identifié pour nous cette référence. La déclinaison du nom en pseudo équivalents italiens ou espagnol imite les noms de traîtres de mélodrames, comme le fait Hugo lui-même avec Fabiano Fabiani dans Marie Tudor.

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