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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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15 mars 1841

15 mars [1841], lundi matin, 11 h. ½

Bonjour mon cher adoré, bonjour mon Toto chéri. Je ne me suis pas levée de bonne heure puisque l’ouvrière [1] n’est pas venue et que je le savais car j’étais réveillée avant huit heures, dans le cas où elle serait venue, pour me lever et lui faire tailler la robe devant moi. Je viens d’écrire à Mme Krafft pour la prévenir de ce qui arrive et lui demander un délai de deux jours si cela n’est pas trop indiscret [2]. Je suis très contrariée que cette vilaine fille ait jugé à propos de faire le lundi cette semaine [3]. Enfin, je n’y peux rien et ce n’est pas ma faute.
Je n’ai pas encore reçu de lettre de Mme Pierceau, je ne sais pas si elle accouchée [4]. J’attendsa Penaillon de pied ferme car j’ai l’argent tout prêt, grâce à un pauvre adoré que je connais et que j’aime de toute mon âme.
Mon écorchure va mieux quoique ni charpie ni linge n’ait voulu tenir dessus mais je crois que cela se cicatrise un peu [5]. Il est probable que je te demanderai à sortir. Voime, voime, mais tu ne seras pas si bête que d’y consentir, cette fois-ci il n’y a pas de danger. Je te connais : « Juju, Juju, regarde-moi, Juju, veux-tu me regarder ou je te chatouille… han…han han, regardeb comme je suis maigre depuis quinze jours [6] ; tiens il y a ça de trop… han… large à mon paletot, tu ne peux pas dire le contraire » [7].
Ia, ia, il est son sarme. Jour Toto, jour mon pauvre petit maigrechine [8].

Juliette

BnF, Mss, NAF 16344, f. 241-242
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette

a) « attend ».
b) « regardes ».


15 mars [1841], lundi soir, 4 h. ¼

J’ai payé Penaillon tantôt, mon amour ; elle doit revenir jeudi de cette semaine pour de la toile à caleçona et pour de la doublure en soie au cas où tu en voudrais pour doubler ta robe de chambre. J’ai un si gros mal de tête qu’il m’a été impossible de songer à me coiffer. Du reste, mon écorchure est toujours dans le même état et je ne peux rien faire tenir dessus ; aussi je ne m’en occupe plus, il sera toujours temps lorsque la gangrèneb y sera d’avoir recours à la fameuse pommadec Nicolletd [9]. Jusque là je ne m’en soucie plus et je méprise la douleur, voilà.
Mon Dieu, quel beau temps et comme je serais heureuse d’errer avec toi n’importe où mais le soleil ne reluit ni ne chauffe pour moi. C’est bien assez d’une cheminée qui fume [10], ma foi, sans avoir encore du soleil. Je ne suis pas gênée moi, il paraît. Ia, ia, monsire matame.
Je vais passer votre étoffe à la mie de pain et la repasser au jour avec toute l’adresse dont je suis capable, après ça je m’en lave les mains, ça ne me regarde plus. Je vous aime, entendez-vous.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16344, f. 243-244
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette

a) « calçon ».
b) « gangrenne ».
c) « pomade ».
d) Dans sa lettre de la veille au soir, Juliette écrit « Nicolet ».

Notes

[1Pauline. Juliette préfère la surveiller pour vérifier qu’elle fasse bien son travail.

[2Juliette a emprunté à Laure Krafft une robe de chambre qui va servir de modèle à l’ouvrière afin d’en tailler une nouvelle pour Hugo.

[3Populaire : se dit des ouvriers qui ne travaillent pas le lundi (Dictionnaire de l’Académie française). « Durant une grande moitié du XIXe siècle, la coutume de chômer le lundi, appelée la Saint Lundi, prend une nouvelle extension en France dans le cadre de la première industrialisation. Cette coutume qui existe surtout dans l’industrie à caractère artisanal, change alors de caractère : suite au développement du travail du dimanche, le lundi chômé devient un temps autonome qui sert aussi progressivement aux activités politiques et syndicales. C’est cette dernière circonstance qui vaut à cette coutume, désapprouvée depuis des siècles, les foudres des élites religieuses, économiques, moralistes et philanthropes » (Robert Beck, « Apogée et déclin de la Saint Lundi dans la France du XIXe siècle », Revue d’histoire du XIXe siècle, no 29, 2004, p. 153-171).

[4Mme Pierceau va accoucher dans la journée même d’un petit garçon.

[5À l’occasion d’une visite à Mme Pierceau Juliette s’est écorchée, mais elle ne précise pas comment c’est arrivé.

[6Cela fait en effet quinze jours que Juliette fait remarquer à Hugo qu’il est très « mince » et « pâle », sans doute à cause du train de vie épuisant qu’il mène depuis son élection à l’académie française le 7 janvier.

[7Juliette fait raccommoder et coudre les paletots de Hugo par son ouvrière Pauline.

[8Populaire : personne maigre et chétive (maigre échine).

[9Juliette parlait déjà de cette pommade la veille au soir, sur un ton ressemblant fort à celui d’une annonce publicitaire, peut-être parue dans un journal de l’époque comme La Presse.

[10Le logement de Juliette, au 14 de la rue Sainte-Anastase, est parfois envahi par la fumée diffusée par sa cheminée fissurée.

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