Jersey, 20 mai 1855, dimanche après-midi, 2 h.
Je serais femme à me trouver très heureuse, mon cher petit homme, si vous veniez me chercher pour courir la campagne avec vous. Cependant, j’avoue que je n’y compte pas, tout en ne pouvant m’empêcher de le désirer beaucoup. Hier vous m’avez abandonnée toute la journée, sous le prétexte de travail et de correspondance. Nous verrons aujourd’hui quelle raison vous prendrez pour me laisser toute seule comme un chien. En attendant, j’empile mes pattes de mouche dans votre poésie et je fais force de plume et d’encre pour arriver sans secours et sans aide jusqu’à la fin de vos deux volumes Danaïde de vers [1]. J’ai oublié hier de te dire le contenu de la lettre de Mme Luthereau. Parmi toutes les cordialités et ses doléances sur la misère de sa position, elle me dit qu’elle a vu Van Hasselt [2] auquel elle a fait part de ton mécontentement pour l’indiscrète publication dont il s’est rendu coupable envers toi. Il paraît qu’il en rejette toute la faute sur Dumas, qui ayant emporté l’album à Paris pour demander des vers à Lamartine, en avait profité pour publier tes vers adressés à son fils sans lui demander, que sa femme et lui, Van Hasselt, en avait été désagréablement surpris, en songeant à la légèreté de ce procédé envers toi et au mécontentement que tu en éprouverais. À cela on peut répondre que M. Van Hasselt aurait dû t’écrire tout de suite pour t’expliquer toute cette aventure et pour s’excuser d’en avoir été la cause involontaire [3]. Mais je crois que l’homme, puisqu’il n’est pas aussi innocent qu’il le dit, et qu’au fond sa petite vanité de poète belge a été très satisfaite de cette petite publicité, qui constate la cordialité affectueuse dont tu l’honorais avant sa souillure officielle. Quant à moi, je ne l’en absous pas et je t’adore que de plus belle.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16376, f. 213-214
Transcription de Magali Vaugier assistée de Florence Naugrette