Vendredi, 9 h. ½ du soir
Mon cher Victor, je t’aime. Je suis bien triste mais bien résignée. Je n’ai pas de mauvaises pensées, je ne crois pas que ton absence soit motivéea par ta répugnance à venir auprès de moi. Oh ! non, je ne le crois pas. Je ne veux pas le croire, je serais trop malheureuse si je le croyais, tandis qu’autrement, je supporte avec patience et courage ton absence que tu consacres au travail.
J’ai travailléb un peu aujourd’hui, j’ai lu beaucoup ; les notes en marges écrites pour la plupart de ta chère petite main ajoutentc beaucoup d’intérêt pour moi au récit déjà si intéressant d’O’Meara [1]. Le sentiment douloureux que j’éprouve tout naturellement à la lecture des souffrances que l’on faitd éprouver à Napoléon, se convertit en une rage atroce quand je pense que tu aurais pu ou que tu pourrais être en buttee [à] une même persécution. Dieu te préserve d’un pareil sort, mais si ce malheur-là arrivait, je n’attendrais pas que la postérité t’en vengeât !
Pour achever de te rendre compte de l’emploi de ma journée et des divers incidents survenus depuis que tu m’as quittéef, je te parlerai de ce goistapiou de Manière qui m’a envoyé son clerc ce matin, c’est-à-dire à midi ½, mais je ne l’ai pas reçu, comme tu penses bien. Depuis, il m’a envoyé une lettre en exigeant une réponse de suite. La bonne a dit que je n’y étais pas. Sa lettre est sur ma cheminée, je ne l’ai pas ouverte. Tu feras toi-même l’autopsie de l’animal. Ce stupide huissier est cause que je n’ai plus qu’un tout petit peu de place pour un gros tas de baisers, d’amour et de caresses de toutes sortes.
Juliette, non panachée.
BnF, Mss, NAF 16322, f. 229-230
Transcription de Jeanne Stranart assistée de Florence Naugrette
a) « motivé ».
b) « travaillée ».
c) « ajoute ».
d) « qu’on le fait ».
e) « but ».
f) « quitté ».