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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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Paris, 16 février [1849], vendredi matin, 8 h. ½

Bonjour, mon cher petit Toto, bonjour et toujours pardon car j’ai été bien absurde et bien violente hier. Au reste j’aurais dû m’en douter car les parties de plaisir ne me sont pas favorables en général. Aussi, mon Victor Adoré, je te prie de m’en faire éviter toutes les occasions. De cette façon je passerai mes jours et mes nuits dans une monotone et tendre adoration qui ne fera de mal à personne. Qui ne voit rien ne dit rien, rabâche le proverbe. Je veux profiter de cette sagesse pour ne plus m’exposer à VOIR. Cela me coûtera peu au point de vue du spectacle et surtout de l’administrationa mais je n’en regretterai pas moins vivement et avec des larmes de tristesse toutes les occasions perdues de te voir un moment. Voilà une chose à laquelle je ne pourrai jamais devenir indifférente malgré les seize ans d’épreuves de toutes sortes que j’ai eu à souffrir. Plus je vais, plus mon amour se ravive, et ne pouvant plus se faire joie il s’est fait douleur pour ne pas devenir indifférence. Il faut que je t’aime, n’importe comment. Le jour où je ne t’aimerai plus dans ce monde-ci c’est que je serai morte. En attendant il faut que je tâche de ne pas te faire un supplice de cet amour c’est à quoi je vais m’appliquer de toutes mes forces et pour commencer je ne te baise que sur le petit bout de tes bottes.

Juliette

MLVH, D 13VHR/VH
Transcription de Gérard Pouchain

a) « du administration ».


16 février [1849], vendredi matin, 11 h.

Oui, mon bien-aimé, il y aura cette nuit, c’est-à-dire la nuit prochaine, seize ans que je t’appartiens ; seize ans que je t’aime, seize ans que je fais ma joie, mon chagrin et ma vie de ton amour. Je ne demande pas au bon Dieu de renouvelera pour moi ce bail qui ne peut plus te donner aucun bonheur, mais je le supplie de me faire mourir avant que tu en aimes une autre. D’ailleurs ce que tu m’as dit à propos de Mme  Jauffret et de la fidélité qu’on doit aux pauvres mortes me donne le désir d’abriter mon amour dans la mort. Ce n’est pas de manger qui est la vie, c’est d’aimer et d’être aimée. Pour cette vie-là je donnerais toutes les autres. Quand je pense que je t’ai tourmenté hier, que j’ai été un moment une femme ridicule et odieuse pour toi, je ne sais pas ce que je me ferais pour me punir et pour te le faire oublier. Il y a seize ans cette preuve d’amour t’aurait fait sourire et rendu bien heureux. Hier elle t’a déplu et peut-être fait regretter la stupide persistance de mon amour. Je ne peux pas te dire combien je suis malheureuse de songer à cela. Oh ! je ne veux plus m’y exposerb. Je ne veux plus voir les femmes noires ni blanches, ni laides ni belles, ni vieilles ni jeunes, dans la crainte de retomber dans ces crises violentes qui ne peuvent plus aboutir maintenant qu’au ridicule. Je veux t’aimer dans mon coin et à deux genoux sans rien voir, sans rien savoir et sans rien demander.

Juliette

Vente Boisgirard-Antonin, expert Thierry Bodin, Drouot, salle 4, 24 mai 2019, lot n° 242
Transcription de Jean-Marc Hovasse

a) « renouveller ».
b) Juliette avait d’abord écrit : « m’exposer à cela ».


16 février [1849], vendredi soir, 9 h.

Je prends ta place, mon adoré, et je substitue la pauvre éloquence de mon amour aux splendeurs éblouissantes de ton génie. Cette place, vous ne me l’avez pas laissée occuper longtemps et vous me l’avez rendue beaucoup trop tôt, mon Toto, pour que je me contente de cette interruption et de la petite lichette d’amour que vous m’avez donnée pour ce grand anniversaire de seize ans d’intimité, d’admiration, de dévouement et d’amour que je vous ai prodigué à plein cœur et sans marchander. Je vous déclare que je serai très exigeante demain et qu’il me faudra ma page de la seizième année [1] sans en omettre ni une ligne, ni un mot ni une virgule, ni un baiser. Ah ! mais voilà comme je suis coriace après seize ans, et tant plus que j’irai et tant pire que je deviendrai. Vous avez gardé le talisman de la jeunesse et de la beauté monseigneur Pécopin [2], moi je n’ai gardé que la quenouille et l’amour, deux meubles qui suffisent à l’activité des doigts et du cœur d’une pauvre vieille femme mais qui n’empêchent pas les rides de se creuser, les cheveux de griffagner [3] et la pensée de s’assombrir. Soyez donc beau, jeune, admirable et adoré, mon amour, puisque c’est votre lot et laissez-moi vous aimer à deux genoux dans mon sanctuaire !

Juliette

MLVH, 46-50LASVHR et V
Transcription de Gérard Pouchain, annotation de Gérard Pouchain et Anne Kieffer

Notes

[1Juliette Drouet conserve religieusement les lettres que Victor Hugo lui adresse chaque année pour célébrer leur première nuit d’amour dans son livre rouge, aussi appelé le livre de l’anniversaire.

[2Personnage de La Légende du beau Pécopin et de la belle Bauldour. Cette lettre de voyage écrite par Victor Hugo est parue dans le volume Le Rhin, en 1842.

[3Néologisme formé sur « griffe », désignant, ici, les cheveux en désordre.

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