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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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10 octobre [1848], mardi matin, 9 h.

Bonjour, mon cher petit homme, bonjour mon adoré petit Toto, bonjour. J’espère qu’on a fait une bonne campagne et que ta chère petite Dédé t’est revenue plus belle que jamais. Tu me diras cela tantôt. En attendant je voudrais bien savoir si tu as enfin reconnu l’erreur du tapissier et de Mme Turlututu [1] pour l’aunage du damas ? Après cela il n’est pas impossible que l’erreur vienne de moi quoique et peut-être parce que j’y ai pris tout le soin et mis toute l’attention que j’ai pu. Dans tous les cas cela n’a pas pu te porter préjudice pour l’achat que tu avais consenti avant et sur le prix duquel la penaillon ne voulait rien diminuer. Cependant j’avoue que je serai encore plus vexée qu’étonnée si la balourdise vient de moi. À propos j’ai vu hier au soir la mère Corot toujours en larmes. Son fils venait de lui écrire encore une fois pour la supplier de le faire juger par le conseil de guerre afin de pouvoir prouver son innocence [2]. Je lui ai dit d’attendre des nouvelles de la commission de clémence avant de faire d’autres démarches [3]. Elle doit revenir à la fin de la semaine. Du reste elle m’a dit qu’elle ne voyait autour d’elle que la plus effroyable misère et que les esprits étaient plus montés que jamais. Tout cela n’est rien moins que rassurant et je renoncerais de bon cœur pour toi au vingt-cinq francs [4] et à l’honneur de servir ma patrie pour un bon passeport pour la Belgique ou autre lieu pacifique s’il en est. En attendant j’ai peur et je t’aime à fer et à clous [5].

Juliette

BnF, Mss, NAF 16366, f. 359-360
Transcription d’Anne Kieffer assistée de Florence Naugrette


10 octobre [1848], mardi soir, 7 h.

Je ne t’apprendrai rien de nouveau, mon cher bien-aimé, en te disant que je suis la plus triste et la plus mystifiée des Juju. Que sera-ce donc, mon Dieu, si tu ne peux pas venir ce soir comme cela n’est que trop probable avec les choses que tu as à faire, avec la distance et avec le mauvais temps ? D’avance j’en suis très malheureuse. Que ne donnerais-jea pas pour être auprès de toi, je ne te verrais peut-être pas davantage mais j’aurais l’espoir de te voir, cette espèce de [liège  ?] qui tient le courage à fleur de cœur. Tandis qu’ici je n’espère rien et ma pensée plonge jusqu’au fond de ton absence et y demeure. Quand serai-je auprès de toi ? Au train dont cela va, ce ne sera pas encore de très tôt car l’homme de la cité Rodier n’est pas encore venu et ne viendra pas puisque l’heure où je devais l’attendre est passée. Je ne sais que penser ? Peut-être ne peut-il pas faire enlever la cloison ? Peut-être les conditions de la location n’ont-elles pas été approuvées par le propriétaire ? Il me semble que dans tous les cas on aurait dû me faire une réponse. J’ai vu M. Cacheux tantôt. Il est convenu qu’il m’attendra demain passage Delorme à [1  ?] h. ½ et que nous irons savoir ce qui se passe et revoir le logis parce qu’en sa qualité de propriétaire il me fera un état du lieu sans amphibologie possible [6]. Mais tout cela ne m’ôte pas le souci de savoir si je te verrai ce soir. Ô je t’aime trop.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16366, f. 361-362
Transcription d’Anne Kieffer assistée de Florence Naugrette

a) « donnerai-je ».


10 octobre [1848], mardi soir, 10 h.

Et toi aussi tu ne viens pas et tu ne viendras pas. Maintenant il n’y a plus moyen de conserver la moindre illusion. Pourtant ne va pas croire que je t’accuse et que je sois grognon car rien n’est moins vrai. Je sais tout ce que tu as à faire, je te plains et je suis triste. Peut-être demain serai-je plus favorisée. Enfin as-tu parlé [7] ? Je suis à ce sujet d’une impatience presque égalea à celle de te voir. La nuit et la matinée de ce soir et de demain vont me paraître mortellement longues. Aussi je me couche le plus tard que je peux pour user le temps. À preuve que je te gribouille coup sur coup toutes les plaintives billevesées qui me passent par la tête.
Ce soir j’ai vu la pauvre femme Godet ? Je lui ai donné les deux bons en question plus un paquet de vieilles nippes à moi et à Suzanne. Leurs papiers sont arrivés dimanche, ils les ont déposésb tout de suite à la mairie et ils espèrent partir dimanche prochain. D’ici là, il faut tâcher que ces pauvres malheureux n’achèvent pas de mourir de faim. Je compte encore sur la mère Sauvageot, c’est-à-dire sur Mme de Mornay. Pauvre gens, plus je les vois, plus je les trouve dignesc de pitié et plus je bénis le ciel de t’avoir mis sur leur route. Mon Victor bien aimé, l’envers de mon amour c’est le respect et l’admiration. L’endroit c’est sa jalousie féroce et l’adoration effrénée. Prends garde à l’ENDROIT. Baise-moi, couche-toi, tais-toi et dors.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16366, f. 363-364
Transcription d’Anne Kieffer assistée de Florence Naugrette

a) « presqu’égale ».
b) « ils les ont déposé ».
c) « digne ».

Notes

[1À identifier.

[2Au lendemain des journées de Juin, plusieurs milliers d’insurgés sont arrêtés et présentés devant les conseils de guerre, chargés de leurs sorts.

[3Cette commission formée dans les premiers jours d’octobre est chargée d’examiner les dossiers des prisonniers de juin 1848 et de considérer si des recours en grâce sont possibles. L’exécution des mesures d’indulgence s’étendra sur plusieurs mois. Les détenus non grâciés, seront déportés vers l’Algérie ou incarcérés dans les prisons françaises.

[4Subvention journalière d’un représentant du peuple.

[5L’expression qui, de manière générale, signifie « solidement », prend ici le sens de « fortement », « intensément ».

[6L’appartement de la cité Rodier dans lequel Juliette Drouet emménagera au cours du mois de novembre 1848 appartient à M. Cacheux.

[7Victor Hugo montera à la tribune de l’Assemblée constituante le 11 octobre 1848 ; il y prononcera son discours pour la liberté de la presse et contre l’état de siège.

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