3 juin 1856

Guernesey, 3 juin 1856, mardi matin, 11 h.

Cher adoré, je ne me lasse pas de regarder de tous mes yeux la fameuse maison Tantale [1] qui semble fuir mon espérance au fur et à mesure que ma raison en approche. Supposons qu’on vienne à bout de vaincre la répugnance du propriétaire à céder une partie de sa maison, me voici dans la fausse position d’une femme qui a sollicité et en quelque sorte imposé son voisinage dans l’intimité de cet intérieur guernesiais. De là une dépendance et une gêne de tous les jours et de tous les instants pour moi personnellement et pour le service de Suzanne, ce qui n’est pas une chose aussi insignifiante que tu crois pour la tranquillité et le bien-être de la vie physique^a. Pour avoir la chance de te voir furtivement par le petit lukout une ou deux fois par jour, il me faudrait sacrifier toute l’année et à tous les instants du jour et de la nuit l’espoir de te voir en toute liberté, en toute sécurité sans avoir à en rendre compte à la pruderie bigote, méthodique et stupidement méticuleuse de ces deux bons bourgeois. Certes si je pouvais concentrer toutes les exigences de la vie matérielle dans ce petit lukout comme j’aurais tant de joie à y concentrer mon cœur et mon âme, ce serait ravissant mais dans l’impossibilité d’y faire tenir toute la vie depuis la cave jusqu’au grenier, depuis ma dignité et ma liberté jusqu’à mon bonheur, je crois qu’il vaut mieux y renoncer et voir s’il n’y a pas moyen de s’accommoder^b de la petite maison à côté en tâchant d’approprier le GALETAS, comme ils l’appellent^c, aux fonctions de LUKOUT. Du reste tu en décideras définitivement et en dernier ressort pourvu que je t’aime et que tu sois content. Le reste viendra quand il pourra.

Juliette

BnF, Mss, NAF, 16377, f. 164
Transcription de Chantal Brière
[Blewer]

a) « phisique ».
b) « s’accomoder ».
c) « l’appelent ».