Guernesey, 22 mai 1857, vendredi midi ¼
Cher adoré, je ne devrais rien désirer après la lettre si tendre que tu m’as écrite hier au soir [1] et pourtant voilà que je ne peux pasa m’empêcher de regretter que notre projet de promenade ne puisse pas se réaliser aujourd’hui. Il me semble que ce complément de fête aurait été la nouvelle consécration de nos douces habitudes d’autrefois et comme une bénédiction de notre amour. Malheureusement ton Grutb [2] (lisez Brute) n’a pas su saisir ce charmant à-propos de nos cœurs d’accord avec l’almanach, ce qui fait que nous resterons chacun maussadement chez nous pendant que nos deux âmes courrontc la prétentaine après les chers souvenirs éparpillés dans le trajet de notre vie depuis vingt-quatre ans. Et puis, mon cher petit homme, quand vous aurez la curieuse sollicitude de venir voir ce qui se passe autour de ma maison, vous voudrez bien me le faire savoir par un bon petit signal : Bonsoir Juju que vous jetterez à travers ma vitre. En attendant j’avais reconnu votre pas que mon oreille connaît aussi bien que mon cœur et si je ne me suis pas levée pour vous envoyer un baiser par la fenêtre, c’est parce que j’ai craint que vous ne vous mépreniez sur cette marque d’amour allant au devant de vous ; aussi je suis restée coi dans mon lit pour nous éviter un chagrin à tous les deux là où j’aurais voulu mettre une joie.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16378, f. 89
Transcription d’André Maget assisté de Florence Naugrette
a) « je ne peux ne pas m’empêcher ».
b) « Grutte ».
c) « coureront ».