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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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10 juillet [1846], vendredi matin, 8 h. ¼

Bonjour mon aimé adoré, bonjour mon petit Toto chéri, bonjour, comment vas-tu et comment m’aimes-tu ce matin ? Moi, je vais bien, à la tristesse près. Tu ne peux pas te fâcher de cette tristesse car elle est indépendante de ton amour et du mien. Il y a une partie de mon pauvre cœur qui saigne et qui souffre. Je ne manque pas d’un certain courage, tu le sais, mais le courage consiste à enfermer la douleur mais il ne l’empêchera pas. Ce qui est bien vrai, c’est que ton amour empêche mon chagrin d’être du désespoir. Si tu ne m’aimais pas, je ne supporterais pas la vie deux heures. Sois donc béni, mon Victor adoré, sois heureux dans tout ce qui t’est cher, autant que tu es aimé, admiré, vénéré et adoré par moi.
Demain tu iras à cette pieuse et douloureuse cérémonie [1]. S’il est possible aux âmes de voir quelque chose de ce qui se passe sur la terre, cette dernière marque d’affection donnée à cette pauvre enfant ajoutera encore au bonheur dont elle jouit dans le ciel. Je regrette tous les jours de m’être laissée aller à poser pour ce buste dans ce moment-ci [2]. Cesb efforts que je fais pour contenir mon chagrin et pour être calme me sont insupportables, et il y a des moments où, sans égard pour ce pauvre jeune homme et pour l’empressement tout gracieux qu’il y met, je le prierais de suspendre et d’attendre indéfiniment. Ce matin, je sens cela jusque dans le bout des ongles. La pensée de poser tantôt et de me faire un visage autre que celui que mon âme comporte m’est odieuse, et je ne sais pas comment je ferai pour le dissimuler. Mon bien-aimé, mon Victor chéri, tu ne peux pas savoir quelle consolation c’est pour moi de savoir que tu seras là demain. Je n’aurais pas pu, sans une grande amertume et sans un redoublement d’affreuse douleur, penser que mon pauvre enfant n’aurait eu que des étrangers pour lui donner le dernier adieu. Rien que pour ce que tu fais là, mon adoré, je te donnerais ma vie, mon sang et mon âme, si tout ne t’appartenait pas déjà depuis le premier jour où je t’ai aimé. Ô sois bénib, mon Dieu, dans le ciel et sur la terre, pour tout le bien que tu fais. Je t’adore.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16363, f. 215-216
Transcription de Marion Andrieux assistée de Florence Naugrette
[Souchon]

a) « ses ».
b) « bénis ».


10 juillet [1846], vendredi après-midi, 2 h. ¾

Cher adoré bien-aimé, je t’écris en attendant ces braves gens [3] pour être sûre de ne pas manquer à ma douce habitude de te gribouiller deux fois par jour toutes les tendresses qui me passent par le cœur. Je t’aime tant, tant et tant que je passerais mes jours et mes nuits à te le dire que je n’arriverais pas encore à te le dire autant que ça est. Cher bien-aimé, je ris avec vous quand je vous taquine sur certains phénomènes inexplicables, mais Dieu sait, n’était la jalousie, que je passerais ma vie à t’adorer dans les yeux, sans demander un autre bonheur que celui-là ! Tu ne sais pas combien mon amour est pur et tu ne pourras jamais savoir combien il est grand. Je t’aime avant toute chose, même avant le plaisir de respirer ta douce et ravissante haleine, de passer ma main dans tes doux cheveux et de presser sur mon cœur ton joli corps svelte et frais comme celui d’un adolescent. Je t’aime de tous les amours à la fois, et l’amour de la volupté serait le dernier si je pouvais n’être pas jalouse d’un aussi charmant idéal petit être que toi. Je te dis tout cela à ma façon, c’est-à-dire très vulgairement, mais dans mon cœur je chante un hymne d’amour à ravir Dieu lui-même s’il m’entendait.
Mon Victor adoré, je te parle d’amour quoique j’aie une partie de mon âme en deuil [4], mais ce qui pourrait choquer les indifférents doit être une chose agréable, même pour ceux qu’on regrette, car l’amour fait le cœur pieux et saint. À l’heure qu’il est, j’accepte sans crainte et sans confusion la pensée que mon pauvre ange de fille me voit et m’entend. Ce doit être une joie et un orgueil pour elle, dans le ciel, que d’avoir une mère capable d’aimer l’homme le plus digne d’être aimé comme je le fais. Aussi, loin de me retenir, je t’aime plus que jamais et je supplie mon cher ange de m’appeler à lui tout de suite le jour où tu ne m’aimeras plus. Mon Victor adoré, mon bien-aimé, mon doux et divin adoré, je t’aime.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16363, f. 217-218
Transcription de Marion Andrieux assistée de Florence Naugrette

Notes

[1Il s’agit de l’exhumation du corps de sa fille Claire qui aura lieu le lendemain, et de son inhumation définitive à Saint-Mandé, selon sa volonté.

[2Juliette pose pour le sculpteur Victor Vilain, amant d’Eugénie.

[3Eugénie Drouet et son amant, le sculpteur Victor Vilain, pour qui Juliette a accepté de poser.

[4Après avoir été enterrée à Auteuil le 23 juin, Claire sera exhumée le 11 juillet, afin de reposer au cimetière de Saint-Mandé, selon sa volonté.

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