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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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10 juin 1846

10 juin [1846], mercredi matin, 7 h. ¾

Bonjour mon bien-aimé, bonjour mon Victor, bonjour, bonheur, joie et amour à toi, mon doux adoré. La nuit a été bonne, cependant le médecin, depuis hier au soir, ne la trouve pas aussi bien qu’hier matin, cette pauvre enfant. M. Triger m’a encore dit, hier en s’en allant, que ce n’était pas là une convalescence et que, si elle avait des tubercules, rien n’y ferait, que si elle n’en avait pas, elle se guérirait malgré les médecins. Je suis toujours dans la même atroce perplexité, et pourtant je ne peux pas m’empêcher d’espérer. Il me semble que la meilleure manière de prier Dieu, c’est de se confier à lui.
J’étais partie de chez moi hier presque joyeuse, parce que mon enfant allait mieux, parce que j’étais avec toi, parce que je ne voulais rien prévoir d’avance de mauvais. Je suis revenue triste et découragée. Ce voyage forcé m’aurait affligée dans tous les temps, mais dans ce moment, c’est une calamité que je ne supporterai qu’avec une amertume et un découragement profonds. Déjà j’en ai rêvé cette nuit et je me suis réveillée tout en larmes. Il me semblait que tu t’en allais pour toujours. Tu ne sauras jamais comment je t’aime, mon Victor. Quand nous serons morts, je te l’ai déjà dit bien des fois, tu verras mon cœur, et tu seras étonné et ébloui de ce qu’il contient. En attendant, je ne peux que te dire vulgairement cette banalité dont tout le monde se sert sans respect pour sa sainte signification. Je t’aime. Ô oui je t’aime. Toute ma vie est contenue dans les sept lettres de ces deux mots. La moindre lettre qui me vient de toi me fait plus de bonheur que tous les bonheurs rêvés par les avares, les ambitieux, les orgueilleux et les voluptueux. Mais comme tristes et douloureuses compensations, le plus petit chagrin, la plus légère contrariété, prend des proportions effrayantes quand ils sont causés par toi. Ce voyage surtout sera, et il me l’est déjà, una supplice insupportable [1]. Je ne sais pas comment je ferai pour le cacher à cette pauvre enfant que tout impressionne. Il faudra que je me réfugie dans les souvenirs de mon bonheur passé, dans la lecture de tes douces et ravissantes lettres, dans la vue de ton cher petit portrait que j’ai apporté avec moi, dans l’espoir féroce que tu souffrirais un peu de cette séparation qui me désespère à l’avance. Enfin, je prévois que je vais être bien malheureuse et je ne sais pas comment faire pour l’être moins. Je t’aime trop, c’est bien vrai mais j’aimerais mieux mourir que t’aimer moins.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16363, f. 141-142
Transcription de Marion Andrieux assistée de Florence Naugrette

a) « une ».


10 juin, [1846], mercredi, midi

Je voudrais déjà qu’il fût l’heure de te voir, mon Victor chéri. La pensée que je serai encore deux maudits jours sans te voir, et l’effroi que me cause cette première longue distance, me fait paraître les heures de ton absence à présent encore plus longues et plus tristes qu’auparavant. Aujourd’hui il me semble que les heures sont plus lentes qu’autrefois. Je voudrais les pousser par la pensée pour les faire avancer plus vite.
J’[entremêle] mes gribouillis des soins donnés à ma pauvre fille, ce qui fait que je t’écris à bâtons rompus et presque sans savoir ce que je fais. Heureusement que cela n’arrête pas les pensées et que cela n’entrave pas mon amour pour toi. Je t’aime à travers tout cela et je te désire sans interruption. Seulement la tête me fait bien mal et il y des moments où j’ai peur de devenir folle tant les douleurs sont vives et atroces. Je voudrais être à mardi pour n’avoir plus à redouter cet affreux voyage ? Pourvu que tu ne sois pas entraîné à faire ce voyage de Bruxelles, il ne manquerait plus que cela mon Dieu. Mon adoré, je compte sur ta loyauté et ta bonté habituelle pour faire tous tes efforts pour ne pas prolonger d’un seul jour de plus, le cruel supplice de te savoir loin de toi. Je compte sur ton amour pour m’aider à supporter cette atroce séparation en m’écrivant tous les jours. Ce ne sera pas trop pour [illis.] douces lettres pour tant de tristesse, de chagrin et d’amour. Je t’aime, mon Victor. Je t’adore, mon Toto.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16363, f. 143-144
Transcription de Marion Andrieux assistée de Florence Naugrette

Notes

[1Hugo est invité à l’inauguration de la ligne de chemin de fer Paris-Nord reliant la capitale française à Bruxelles.

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