10 avril [1847], samedi soir, 6 h. ¾
Je ne t’avais pas encore écrit aujourd’hui, mon Victor, grâce à mon fameux nettoyage du samedi et à la visite prolongée de Mme Triger. Je prends ma revanche comme tu vois et tu ne perdras pas une de mes pattes de mouchea pour avoir attendu.
Cher adoré, je comprends ton empressement à revoir ton Toto quoiqu’il me coûte quelques quarts d’heure de bonheur. Je tâche de trouver une compensation à cette perte si précieuse pour moi en pensant que tu es heureux et que toute ta famille l’est aussi. Hélas ! cette pensée de votre bonheur mérité fait monter des larmes jusqu’à mes yeux en comparant ma vie à la vôtre. Je vous trouve bien heureux et bien dignes de l’être mais je sens mon malheur comme une affreuse et cruelle injustice. Il y a des moments où tout mon courage et toute ma résignation disparaît sous l’horrible malheur qui m’a frappée. Aujourd’hui je suis dans un de ces douloureux accès. Je devrais avoir la force de te le cacher pour ne pas troubler ta sainte joie, mais la douleur a besoin de s’épancher comme le bonheur et il me semble que j’étoufferais si je ne te disais pas ce que je souffre dans ce moment. Seulement je te supplie de ne pas t’en attrister ou t’en inquiéter parce que ce n’est qu’une crise dont je me serai rendue maîtresse quand tu viendras ce soir. Et pour peu que tu viennes de bonne heure et que tu restes longtemps je trouverai la force de te sourire et d’être moins malheureuse. D’ici là je vais tâcher de ne penser qu’à toi. Ce dont je suis bien sûre c’est de t’aimer sans effort et sans application plus que tout au monde et plus que ma vie. Je te baise de l’âme.
Juliette
MVH, α 7880
Transcription de Nicole Savy
a) « mouches ».