Université de Rouen
Cérédi - Centre d'étude et de recherche Editer-Interpréter
IRIHS - Institut de Rechercher Interdisciplinaire Homme Société
Université Paris-Sorbonne
CELLF
Obvil

Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

Accueil > Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo > 1854 > Décembre > 5

Jersey, 5 décembre 1854, mardi soir.

Cher adoré bien-aimé, depuis hier je chante, éveillée ou endormie, avec la voix ou le rêve le fameux refrain : « ces êtres n’ont point d’âmes ontaseparia [1]. » Mais tout plaisir s’épuise et j’éprouve le besoin d’en changer contre celui de te voir. Malheureusement c’est jour de poste et il pleut averse, deux prétextes pour t’empêcher de venir aussi tôt que je le voudrais. Aussi je fais ce que je peux pour me contenter de la poésie jaune Lemoine [2] : « par des plâcârds infâmes on nous outrâgea, hélas ! ontaséparia ».
Voici qui est moins gai : j’ai fait venir du charbon aujourd’hui, lequel coûte 24 shellings britich et 6 pences c’est à dire 31 [f ?] 17 sous de France. C’est par Philippe Asplet que j’achète ce charbon je pense qu’il ne néglige pas le soin de débattre mes intérêts avec ces délicats charbonniers jersiais amis de la queen et alliés de Boustrapa le vertueux. En attendant j’ai donné toute cette monnaie contre quittance annexée à votre mémoire : telle est ma force. Voyons la vôtre. Jusqu’à présent je n’ai pas découvert le moindre Rrrrobert. Je commence à croire qu’il habite dans la lune dont l’atmosphère est si basseb, à ce que disent les savants. Cela ne vous empêche pas de prendre des airs conquérants, y compris celui de partant pour la Syrie [3] avec variations et modulations appropriées à la circonstance. Taisez-vous ! Je veux changer mes couverts c’est le seul moyen pour vous de vous mettre à couvert de ma vengeance et de mon mépris. En attendant je n’entrevois pas le plus plus petit Préveraudc. Il est vrai que le temps n’est rien moins qu’encourageant aujourd’hui et que la poste peut avoir pour lui aussi quelques empêchements. Du reste je m’en ficherais carrément si ce n’était pas une occasion de passer une soirée avec vous. Pour me faire prendre patience vous devriez me donner à copire. Je vous y ferai penser ce soir, quant au feuilleton de Mme Élisabeth je ne l’ai pas dans mes papiers, j’en suis sûre. Ce qui ne s’oppose nullement à ce que je vous désire autant que je vous aime.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16375, f. 414-415
Transcription de Chantal Brière

a) Juliette superpose trois accents circonflexes sur infâme et outrage.
b) « bas ».
c) « Préverault ».

Notes

[1Honte à ces parias.

[2Lemoine dirige le journal bonapartiste de Jersey, L’Impérial. Il sera très actif dans la campagne qui aboutira à l’expulsion des proscrits en octobre 1855. La « poésie jaune Lemoine » désigne sûrement la propagande traître qui insulte les exilés et s’affiche sur les murs de Jersey.

[3« Partant pour la Syrie » est le premier vers d’une romance intitulée « Le beau Dunois », composée par Hortense de Beauharnais pour la mélodie et par Alexandre de Laborde pour les paroles. Elle devint chant militaire puis chant de ralliement des bonapartistes, voire temporairement hymne national sous le Second Empire.

SPIP | | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0
(c) 2018 - www.juliettedrouet.org - CÉRÉdI (EA 3229) - Université de Rouen
Tous droits réservés.
Logo Union Europeenne