28 août [1846], vendredi après-midi, 2 h. ½
L’heure passe, mon Victor, et tu ne viens pas. Est-ce que ton fils serait plus souffrant [1] ? Je me tourmente on ne peut pas plus et je pleurerais de bon cœur si je ne craignais pas de te contrarier. Si tu pouvais savoir toutes les mauvaises pensées qui me passent par la tête quand je ne te vois pas, mon doux bien-aimé, tu quitterais tout pour venir m’en donner de meilleures.
Méchant homme, vous me faites tirer la langue aujourd’hui pour les journaux, parce que vous savez qu’il y a dedans quelque chose qui m’intéresse. Taisez-vous, c’est toujours votre vieille même taquinerie. Aussi, vous n’aurez qu’un liard [2], et encore ne sera-t-il pas de bon aloi [3] et peu contrôlé par la monnaie. Avec tout cela, vous ne venez pas et je ne sais plus que penser, que devenir et à quel saint me vouer. Encore, si je n’avais pas d’inquiétude sur ce pauvre enfant, je serais moins malheureuse, mais la pensée que tu peux être retenu chez toi par ton enfant malade m’est insupportable. Voici un orage qui commence. Peut-être cela rafraîchiraa-t-il le temps, sans pour cela le refroidir, ce que je ne désire dans aucun cas à cause de vous, mon cher petit lézard, qui aimez tant le soleil. Quand je devrais bouillir dans ma peau et cuire dans mon jus, je ne désirerais pas le mauvais temps. Mon dévouement à votre auguste personne n’est guère bien récompensé, il faut en convenir à présent, c’est que vous n’êtes pas encore venu. Je voudrais ne pas rabâcher toujours la même chose, mais plus je fais d’efforts pour me taire et plus mon pauvre cœur déraisonne. Je ne connais qu’un remède à ce mal-là, mais comme il dépend de vous de me l’appliquer, il est probable que je souffrirai longtemps avant d’être guérie. C’est bête comme tout, ce que je vous dis-là [4], mais c’est encore bien pire au dedans de moi. Cher bien-aimé, si vous êtes tourmenté, je partage votre peine et je vous pardonne de ne pas venir. Si vous êtes heureux, je souffre et je vous attends et je vous aime et je vous adore.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16364, f. 79-80
Transcription de Marion Andrieux assistée de Florence Naugrette