Jersey, 8 avril 1854, samedi après-midi, 3 h.
Je le tiens ce nid de Cauvet où sont éclos quatre soudards… et pas mal de serpents à sonnettes. Je ne devrais n’avoir plus rien à désirer ni à demander au bon Dieu, mais comme la Juju est insatiable naturellement, il s’en faut que depuis le moment fortuné où j’ai revu ces pochards de la démocratie j’ai une fringale atroce de vous voir et une soif de vous qui demande à s’étancher dans des flots de baisers, mais ce n’est pas une raison pour que vous veniez plus tôt aujourd’hui et je me rends bien compte que tous ces plénipotentiaires de la soûlerie n’auront rien de plus pressé que de venir vous dire le résultat du congrès huronpéen qui vient d’avoir lieu sans vous : attrapé. Aussi, malgré mes vifs appétits, je me résigne à pendre mon cœur au croc jusqu’à ce soir. C’est chesse mais héroïque. Heureusement que j’ai par devers moi quelques charmantes petites pierres d’attente à copire. Cela me fera prendre votre absence en patience, ce qui n’est pas à dédaigner. J’avais songé à aller voir le fameux Bazara nigaud aujourd’hui mais j’ai réfléchi ensuite que c’était jour de marché et de jerserie et je suis restée prudemment chez moi. Lundi si je peux vaincre ma paresse j’irai très probablement et j’achèterai tout, le petit panier et l’album. Ça vous apprendra à me mettre à même de force et malgré moi. En attendant je fais pas mal de bisque et de rage [en ?] regardant la collection Asplet [1]. Quand je pense que c’est à peine si j’en ai un ou deux quand le moindre Barbier ou le plus immonde Cauvet en ont des tas, je suis indignée et humiliée au plus profond de mon âme. Allez, vilain monstre, vous méritez bien qu’on fasse le vide autour de vous mais vous ne valez pas la peine qu’on vous aime comme une dératée qu’on espère être un jour.
Sur ce je vous recommande de m’apporter votre volumineuse correspondance si vous ne voulez pas être dévoré tout vif par une Juju affamée autant que mystifiée. Maintenant libre à vous de vous y exposer.
BnF, Mss, NAF 16375, f. 134-135
Transcription de Chantal Brière
a) « Bazard ».