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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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15 juin 1849

15 juin [1849], vendredi matin, 7 h.

Bonjour, mon Toto bien aimé, bonjour, mon cher amour, bonjour, bonne santé et bonheur. Comment vas-tu, mon adoré ? Et ta jambe [1] ? As-tu bien dormi cette nuit ? Tu as eu tort de ne pas te coucher tout de suite après ton dîner, après la nuit que tu avais passéea à l’Assemblée [2]. C’est ce qui s’appelle brûler son Toto par tous les bouts, excepté par le bon. Si j’étais votre maîtresse, et Dieu sait que je ne le suis pas, hélas ! ce n’est pas comme cela que je me servirais de vous. J’espère que la République démoc et soc [3] va enfin se tenir tranquille pendant quelque temps. C’est là-dessus que je compte pour la confection de nos culottes. Voime, voime, pauvre Chichib, compte là-dessus et boisc de l’eau. À discrétion tu n’auras peut-être pas le choléra [4], mais à coup sûr tu auras une bonne et indéfinied mystification. En attendant j’attends avec une constance digne d’un meilleur sort et je tâche qu’il n’y paraisse pas trop à moi-même pourvu que tu pensese à ton remède ce matin [5] ? J’en doute beaucoup. Combien je regrette de ne pouvoir pas être au milieu de vous tous pour vous soigner et veiller sur vous. Quel malheur que de vivre impuissante et inutile pour tous ceux que j’aimef quand je sens que mon plus grand bonheur serait de donner ma vie pour eux.

Juliette

Leeds, BC MS 19c Drouet/1849/50
Transcription de Véronique Heute assistée de Florence Naugrette

a) « passé ».
b) « chi chi ».
c) « boit ».
d) « indéfini ».
e) « pense ».
f) « comme moi », écrit initialement à la suite de « j’aime », a été barré.


15 juin [1849], vendredi matin, 10 h.

Je m’apprête avec joie dans l’espoir de te voir bientôt, mon amour bien aimé, mais je n’aurai pas plus tôta eu cette joie que j’en serai au regret de la voir finir. Il me semble que tu pourrais la prolonger en essayant de me faire entrer àb l’Assemblée tout à l’heure ? Quant à ce que tu dis du mauvais air il ne sera pas plus mauvais pour moi que pour toi et puis d’ailleurs cela m’est égal, je donnerais ma vie sans regret contre une journée de bonheur. Ce n’est pas de vivre qui est essentiel, c’est d’être heureuse et je ne le suis que quand je te vois. Aussi si tu peux me faire entrer je te prierai bien tout à l’heure. Quant à toi, mon adoré, je te recommande toute la prudence possible. Je veux que tu aies toujours sur toi ma cassolette de vinaigre [6] et aujourd’hui même je nous achèterai des flacons d’alcali volatil [7]. Et à ce sujet je te dirai que Le Siècle [8] a remplacé depuis hier les journaux les plus démoc [9] et les plus rouges [10]. On le crie depuis ce matin dans ma rue. Il est vrai qu’on ne l’achète guère. On sent qu’il y a un affreux aplatissementc parmi les habitants de cette superbe rue Neuve-Coquenard [11]. Pourvu que cela dure longtempsd et encore plus, toujours c’est tout ce que je demande au bon Dieu après la grâce de mourir pour toi. Je t’aime, mon Victor, à deux genoux.

Juliette

Leeds, BC MS 19c Drouet/1849/51
Transcription de Véronique Heute assistée de Florence Naugrette

a) « plutôt ».
b) « à à ».
c) « applatissement ».
d) « long-temps ».


15 juin [1849], vendredi soir, 8 h.

On sera prête à 11 h. ½ puisque vous l’exigez, mais je suis sûre que ce sera encore pour avoir le plaisir de vous attendre trois heures. Taisez-vous, allez, et rendez-moi mes quarante-deux sous plus vite que ça. Surtout n’oubliez pas de vous pendre le petit tube au cou. Cher adoré, tu ne saurais trop prendre de précaution contre ce hideux choléra [12]. Malheureusement tu n’as pas le temps de penser à tout cela [13] et il est plus que probable que tu oublieras encore de prendre de la potion n° 2 demain matin. J’enrage dans ma peau de Juju de ne pouvoir pas te soigner moi-même. Avec quel bonheur je te dorloteraisa, je t’alcooliseraisb, je te droguerais, je te mettrais dans du coton. Au lieu de cela il me faut rester bêtement chez moi à manger du bœuf et du mouton et à bisquer à la journée, comme c’est amusant. Enfin il n’y a pas moyen pour moi de faire autrement. Tout ce que je peux faire c’est de t’aimer et de prier le bon Dieu de te garder de tout mal et de tout malheur, ce que je fais tous les jours et du plus profond de mon cœur. Bonsoir cher adoré, couche-toi de bonne heure aussi toi et dors bien, tu en as plus besoin que moi.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16367, f. 171-172
Transcription d’Anne Kieffer assistée de Jean-Marc Hovasse

a) « dorlotterais ».
b) « je t’alcoliserais ».

Notes

[1« Si tu m’en croyais, mon adoré, tu n’irais pas à ce Conseil d’État. Tu te coucherais, tu dormirais, tu reposerais ta chère petite jambe et tu m’aimerais par-dessus le marché. » (Lettre 38, 14 juin [1849], jeudi soir, 8 h., 2[e feuille] ; HL, MS Fr 100.4). Au début du mois de septembre, Victor Hugo sera « cloué au lit par un rhumatisme aux jambes ». (Tableau synchronique ; CFL, t. VII, p. 1352).

[2Victor Hugo, un des 450 représentants du parti de l’Ordre, a été élu à l’Assemblée législative le 13 mai 1849.

[3Les démocrates-socialistes sont familièrement appelés « démoc-soc ».

[4Depuis le début du mois de mars 1849, une épidémie de choléra touche la France. Elle durera jusqu’en septembre 1849 et fera plus de seize mille morts.

[5Entre autres « l’alcali volatil », c’est-à-dire l’ammoniaque (Littré).

[6Le vinaigre est employé comme désinfectant et antiseptique.

[7« L’alcali volatil » : l’ammoniaque (Littré) qui sert à combattre le choléra.

[8Le Siècle : créé en 1836 par Armand Dutacq, ce quotidien monarchiste et libéral doit ses premiers succès à ses chroniques littéraires où s’illustrent notamment Charles Nodier, Alphonse Karr ou Honoré de Balzac, qui y publie plusieurs œuvres. Républicain modéré en 1848, le journal connaît son apogée sous le Second Empire, en dépit de son opposition à la politique intérieure du régime. Il soutient Thiers. Quotidien favori de la bourgeoisie libérale, il se remet difficilement d’une interruption de parution durant la guerre de 1870, et subit la concurrence de quotidiens plus modernes comme Le Petit Journal. De 1874 à 1876, il est animé par Jules Simon ce qui n’empêche pas son net déclin. Il perd sa place de quotidien de premier ordre avec le premier conflit mondial, et finit par cesser de paraître en 1932 (Gallica).

[9Les démocrates-socialistes sont familièrement appelés « démoc-soc ».

[10Le dernier numéro du Peuple, journal de la République démocratique et sociale, est paru le 13 juin 1849.

[11Juliette Drouet a quitté la rue Sainte-Anastase pour la cité Rodier en novembre 1848, pour se rapprocher de Victor Hugo qui a quitté la place Royale pour la rue d’Isly le 1er juillet 1848, puis pour la rue de la Tour-d’Auvergne, sur la colline de Montmartre, le 15 octobre 1848. Ce dernier lui adresse ses lettres au 35 ou 37 cité Rodier (prolongement de la rue Neuve-Coquenard).

[12Depuis le début du mois de mars 1849, une épidémie de choléra touche la France. Elle durera jusqu’en septembre 1849 et fera plus de seize mille morts.

[13En ce 15 juin, Victor Hugo monte à la tribune de l’Assemblée afin de dénoncer l’hypocrisie du gouvernement lors de la manifestation du 13 juin. Ce jour-là, le rassemblement pacifiste orchestré par Ledru-Rollin est durement réprimé par Changarnier. Les journaux socialistes sont saccagés, les presses saisies et la plupart des meneurs socialistes déférés devant la Haute Cour.

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