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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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10 septembre [1845], mercredi matin, 6 h.

Bonjour, mon Victor chéri, bonjour, mon adoré petit Toto, bonjour, j’attends une lettre de toi ce matin et je t’espère pour ce soir. Je voudrais au prix des années de ma vie qu’aucun des deux espoirs ne me manquent. Déjà je me suis couchée bien tristement hier au soir et j’ai fort mal dormi toute la nuit. Ce matin je suis toute mal à mon aise, je suis triste de cœur et de corps, je n’ai de goût à rien. Je donnerais ma vie pour deux sous. Mais une lettre de toi dissipera toutes ces maussaderies et tous ces ennuis. Mais que je te voie et je serai la plus joyeuse et la plus heureuse des femmes. Joie et bonheur, tristesse et chagrin, tout est dans toi et dépend de toi. Ma vie toute entière est faite de toi. Je voudrais être à neuf heures du matin pour avoir ta lettre. Je voudrais être à minuit pour t’avoir embrassé. Je voudrais être morte pour que tu me regrettes. Il y a des moments où je crois que tu ne m’aimes pas assez alors je voudrais mourir, car je suis bien sûre que tu ne trouveras jamais un cœur qui vaille le mien. Je suis dans un de ces moments de découragementa. Il me semble que j’aurais dû recevoir ta lettre hier. Cette persuasion ne contribue pas peu à me donner cette tristesse et ce découragement douloureux dans lequel je suis. Si je me trompe, je suis bien coupable envers toi. Mais si j’ai raison, je suis bien malheureuse. Je saurai cela dans trois heures. En attendant, je t’aime plein mon cœur.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16360, f. 268-269
Transcription de Jeanne Stranart assistée de Florence Naugrette

a) « découragements ».


10 septembre [1845], mercredi matin, 9 h. ¼

Toujours rien, mon bien-aimé, que dois-je penser de ce silence obstiné ? Il me semble pourtant que tu m’avais bien promis de m’écrire et quand même tu ne m’aurais pas promis de m’écrire, il me semble que si tu m’aimes un peu, tu dois sentir le besoin de me le dire en même temps que le besoin de diminuer et d’alléger mon ennui et ma tristesse ? Je ne sais plus à quoi me retenir pour ne pas tomber dans un affreux accès de tristesse d’ici à ce soir. Pourvu encore que tu reviennesa ce soir ? Je suis si malheureuse dans ce moment-ci que je n’ose compter sur rien. Mon Victor, si c’est par ta faute que je n’ai pas reçu ta lettre, si tu [ne  ?] m’as pas écrit du tout, tu es bien coupable et bien cruel et il faut que tu ne m’aimes pas du tout, car la bonté seule aurait dû te faire écrire hier.
À force de t’aimer et de souffrir, je déraisonne, je sens que je deviens imbécileb. Je ferai mieux de me taire que de te gribouiller toutes ces doléances qui dans tous les cas ne peuvent que te paraître ridicules. Pourvu qu’il ne te soit rien arrivé ? D’ici à minuit, j’ai encore près de quinze heures d’inquiétude à avoir, trop heureuse si au bout de tout cela je te vois et si tu n’es pas malade. Jusque-là il faut que je rassemble tout ce que j’ai de courage et de raison pour ne pas me livrer à des chagrins anticipés. Je t’aime trop, je le sens et je ne peux pas t’aimer moins.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16360, f. 270-271
Transcription de Jeanne Stranart assistée de Florence Naugrette

a) « tu revienne ».
b) « imbécille ».


10 septembre [1845], mercredi après-midi, 4 h. ½

Je ne sais que devenir, mon Victor, ton silence m’inquiète autant qu’il m’afflige, car il faut qu’il te soit arrivé quelque chose ou bien que tu ne m’aimes pas pour dompter l’impatience nerveuse dans laquelle je suis depuis ce matin. Je me suis avisée de faire faire un nettoyagea monstre auquel je prends la part la plus active comme tu peux bien le croire. Mais je me romprais bras et jambes avant de fatiguer la dévorante et fiévreuse impatience qui m’agite. Je t’écris presque à plat ventre tant je suis fatiguée mais il faut que je t’écrive, je ne peux pas m’en empêcher. Il me semble que cela me rafraîchirab et me soulagera et donnera à ta lettre le temps d’arriver, car je ne peux pas croire que tu ne m’aies pas écrit. En attendant, j’ai l’enfer dans le cœur. Il me prend des envies de tout casser, de me déchirer la figure avec les ongles TANT JE SOUFFRE. Si jamais tu as besoin de t’absenter de nouveau, je n’y consentirai qu’à la condition de te suivre, cachée où tu voudras, mais que je sois auprès de toi. Ce n’est pas vivre ce que je fais depuis trois jours, c’est souffrir le martyrec. Je voudrais que tu m’aimassesd comme je t’aime seulement vingt-quatre heures et être comme je suis sans nouvelle. Tu aurais peut-être un peu plus pitié de moi à l’avenir.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16360, f. 272-273
Transcription de Jeanne Stranart assistée de Florence Naugrette

a) « nétoyage ».
b) « raffraîchira ».
c) « martyr ».
d) « tu m’aimasse ».


10 septembre [1845], mercredi soir, 8 h. ½

Enfin la voilà donc arrivée cette trop attendue et trop désirée lettre [1] ! Elle est bien petite et bien étriquée pour s’être tant faitea attendre. Je lui pardonne cependant puisqu’elle m’apporte la nouvelle certaine de ton retour pour ce soir. Quand je l’ai reçueb, je venais de me mettre à table sans avoir pris le temps de me débarbouiller et sans avoir le courage de porter la cuillère à mes lèvres tant j’étais triste et inquiète. Enfin ta lettre adorée est arrivée, il était 7 h. ½. Te dire le bien qu’elle m’a fait est impossible, à moins de savoir ce que j’ai souffert depuis ce matin. Il m’a semblé que je venais de boire frais et que mon pauvre cœur ne me brûlait plus comme un fer rouge dans ma poitrine. Cependant je n’ai pas pu manger du tout mais cela m’est égal, ce sera pour demain.
Quel bonheur, je vais te voir ce soir, tout à l’heure, et tu ne me quitteras plus, n’est-ce pas ? Je ne savais pas ce que c’était que trois jours passés loin de toi. Maintenant que je le sais, je n’y consentirais plus à moins d’événements que je ne peux pas prévoir. Vois-tu, mon Victor adoré, tout ce que tu peux imaginer comme fièvre, comme impatience, comme inquiétude et comme ennui sera toujours au-dessous de la réalité de ce que j’ai éprouvé pendant ces trois éternels jours. Heureusement ils sont bientôt finis. Je n’ai plus qu’un peu de courage à avoir et puis je te baiserai, et puis je t’aurai dans les bras, et puis je t’adorerai à indiscrétion.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16360, f. 274-275
Transcription de Jeanne Stranart assistée de Florence Naugrette

a) « s’être tant fait ».
b) « je l’ai reçu ».

Notes

[1Victor Hugo a écrit à Juliette Drouet le mardi 9 septembre : « Villeguison près Chelles / Mon pauvre ange béni, comme je l’avais prévu, je ne pourrai être à Paris que demain mercredi. Je veux que tu aies cette lettre, si tu ne m’as pas ; j’espère qu’elle t’arrivera à temps et je la suivrai de près. Je te l’écris au milieu d’un tel brouhaha, que je ne sais vraiment ce que j’y mets. Je ne vois dans ma pensée qu’une chose claire et distincte, c’est que tu remplis mon cœur. Pauvre chère bien-aimée, je te bénis du fond de l’âme. / À demain. À toujours ! / Oh ! je t’adore ! Ne l’oublie jamais. Aime-moi. Pense à moi. Je baise ta bouche bien-aimée des millions de fois. » (édition de Jean Gaudon, p. 149).

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