24 mai 1859

Guernesey, 24 mai 1859, mardi matin, 8 h. ¼

Bonjour, mon cher bien-aimé ; bonjour, mon pauvre affairé, je ne vous demande pas comment vous avez dormi parce que je crains que la joie de revoir votre Charlot ce matin ne vous ait un peu agité. J’espère malgré cela, mon adoré, que tu te [portes ?] bien et que tu n’as pas mal à la tête. Du reste, tu as beaucoup à faire pour défendre ton lit contre le vent. Mais à ta place, mon cher adoré, j’attacherais mes draps aux deux cornières par un nœud à la galerie de fer et je mettrais mes couvertures entre les deux matelas de façon qu’elles y soient engagées assez pour que le vent ne les emporte pas. Tel est le conseil que ma sagesse et mon expérience se permet de vous donner. Et à ce sujet, si vous aviez pu voir l’effarement de vos petits oiseaux quand cette monstrueuse chimère qu’on appelle un drap est tombée^a sur leur vitre et leur disparition complète tant qu’il n’a pas été retiré, ce monstre blanc, cela vous aurait fait rire et en même temps pitié pour eux, mais aussi, quelle joie, quel vol et quelle^b danse et quels cris dès que ce chiffon apocalyptique^c a été enlevé ! Je vous souhaite le même battement d’aile, de cœur et d’âme. Tout à l’heure, en revoyant votre beau Charlot dont j’ai autant de peur et plus encore que vos serins n’en ont eu de votre chiffon de toile, il est vrai que lui, le [vrai ?] [illis.], est un esprit en chair et en os tandis que je ne suis qu’une pauvre bête, ce qui ne m’empêche pas de désirer le voir de près, dussé-je en crever et surtout cela ne m’empêchera jamais de t’adorer.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16380, f. 140
Transcription de Mélanie Leclère assistée de Florence Naugrette

a) « tombé ».
b) « qu’elle ».
c) « appocalyptique ».