28 novembre [1837], mardi matin, 10 h. ½
Bonjour mon cher petit Gascon [1]. Bonjour le plus B… des hommes. Heureusement que j’ai pris le parti de vous laisser faire vos riens. J’y réussis au-delà de mes espérances. C’est la besogne dont vous vous acquittez le mieux. Je n’ai presque pas dormi encore cette nuit. Cette stupide affaire m’occupe on ne peut pas plus. Je voudrais qu’elle fût finie pour savoir jusqu’où peut aller la justice de mon pays [2].
J’ai envoyé [3] chez Mme Krafft. Elle est toujours dans le même état, c’est-à-dire bien mal. Tout cela m’attriste et me tourmente beaucoup. Je voudrais en outre que tu me conduises chez Mademoiselle Hureau. Il y a plus de deux mois que je n’y suis allée et maintenant cela devient chaque jour plus indispensable. Je te tourmente mon cher petit homme, mais je ne peux guère faire autrement. Je sais bien que tu es extrêmement occupé mais je crains d’un autre côté d’avoir l’air trop indifférente aux intérêts de ma fille. Je suis très malheureuse, je t’assure, car de quelque côté que je me retourne, je ne vois que chagrins et qu’ennuis. Si je ne t’aimais pas de toute mon âme, j’en perdrais la tête, mais je t’aime, je t’aime. Je sais que ce n’est pas ta faute. Je sais que tu es au contraire le meilleur des hommes et que ce n’est qu’aux circonstances désagréables qui nous arrivent les unes sur les autres que je dois attribuer le passage étroit et difficile où nous nous trouvons. Jour mon Toto. Je t’aime.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16332, f. 105-106
Transcription de Sylviane Robardey-Eppstein
28 novembre [1837], mardi soir, 4 h. ½
Je ne sais plus où j’en suis. Les maçons, les fumistes [4], la poussière, la pluie, tout cela fait un mastic si épais sur mon pauvre cerveau que je suis capable d’être encore plus bête aujourd’hui que d’habitude. Je ne parle pas des tourments de l’âme qui s’y mêlent et qui font de moi la plus malheureuse des femmes. J’aurais tant voulu te voir aujourd’hui que je m’en étais fait une nécessité des plus impérieuses et que je me trouve plus malheureuse de ce nouveau désappointement que de tous les précédents. Enfin j’ai trouvé le secret aujourd’hui de tripler ma faculté de souffrir qui était déjà assez grande pour me tourmenter jour et nuit. Il me semble que tu ne m’aimes plus comme autrefois. Ton dévouement que je reconnais me fait mal. Je donnerais tout d’un coup, toute ta noble nature pour un retour de ton amour passionné d’il y a cinq ans. Je sens plus que jamais que je n’ai besoin que de ton amour mais de ton amour entends-tu bien. Tout le reste m’est égal. Je ne comprends même pas comment j’ai pu m’en passer si longtemps.
Je suis si malade que je ne sais pas ce que je dis mais je sens très bien ce que je veux et pour te le prouver je fais des vœux les plus ardus pour pouvoir coller mes lèvres à tes lèvres [illis.] une minute, c’est-à-dire [éternité ? vie entière ?].
Juliette
BnF, Mss, NAF 16332, f. 107-108
Transcription de Sylviane Robardey-Eppstein
28 novembre [1837], mardi soir, 9 h. ½
Que penserez-vous de moi mon cher petit homme et de mes serments ? Que je vous aime et que je suis la plus malheureuse des femmes et vous aurez raison. Je ne veux pas revenir sur le malentendu de tantôt car je sens que cela ne changerait rien à nos convictions respectives. Je me contenterai de remplir jusqu’à la fin cesa trois pages blanches, ce sera bien assez pour ma justification.
Je t’aime mon Victor. Je suis un peu agacée par l’affaire qui nous occupe tous les deux. Je voudrais qu’elle fût finie d’abord parce qu’elle serait finie [5], ensuite parce que tu aurais un prétexte de moins pour me laisser seule tous les jours et toutes les nuits, chose après tout beaucoup moins supportable que tu ne le crois. Je vous ai demandé pardon tout à l’heure mon cher petit Tyran et je ne me rétracte pas, je réitère même mes génuflexions jusqu’au calus [6] si cette démonstration peut servir à vous convaincre de ma religion et de mon fanatisme pour votre féroce et sacrée personne. Soir pa, soir man. Je t’aime, à bientôt. Je voudrais bien un petit morceau de bonheur s’il vous plaît.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16332, f. 109-110
Transcription de Sylviane Robardey-Eppstein
a) « ses ».