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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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Jersey, 29 septembre 1852, mercredi matin, 7 h.

Bonjour, mon tout bien-aimé, bonjour avec tout mon cœur et toute mon âme, bonjour. Je m’étais trop hâtée de me plaindre de la négligence de mes amies hier. Car à peine étais-tu parti que le facteur m’a apporté deux lettres, l’une de Mme Luthereau, l’autre de Mme . Celle de Mme Luthereau affirme que Van Hasselt a reçu ta lettre et qu’il y a répondu mais en omettant de mettre sur l’adresse le via London sacramentel que probablement la lettre étant venue par la France elle aura été prise. Du reste elle ne dit rien de son mari et pourquoi il ne t’a pas écrit trouvant la chose probablement toute naturelle au point de vue de la politesse. Elle m’envoie deux extraits de journaux te concernant que tu connais peut-être déjà dont l’un annonce que les académiciens se proposent de demander collectivement au Prince-Président ta rentrée en France. Mais, ajoute l’auteur du canard, on craint que le susdit prince n’ait pas assez oublié la dernière publication [1] de M. V. Hugo pour céder à la demande de Messieurs les académiciens. Tu liras la chose toi-même ce matin, car j’espère bien te voir ce matin. Tu verras quelques mots de qui te feront plaisir. Tu verras aussi qu’on n’est pas sans inquiétude sur ton séjour à Jersey et qu’on craint pour toi les promenades en mer, limites de frontières très facilesa à franchir et très difficilesb à prouver. Je suis tout à fait de l’avis des gens qui te recommandent la prudence car il serait trop bête de tomber dans les pattes de cet immonde porc impérial.
J’espère que tes fils et tous ceux qui t’entourent seront les premiers à t’empêcher d’aussi périlleuses excursions. En somme, mieux vaut se priver d’Aurigny [2], Serk [3] et autres Casquets [4] que d’aller pourrirc dans un pont. Ceci n’est pas aussi impossible que tu le crois et mérite que tu y fasses quelque attention. En attendant, mon cher petit homme, je te baise de toutes mes forces.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16371, f. 381-382
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette

a) « facile ».
b) « difficile ».
c) « pourir ».


Jersey, 29 septembre 1852, mercredi, midi

Vous êtes passé bien fièrement sous mes humbles fenêtres tout à l’heure et sans vous soucier le moins du monde de la pauvre Juju que vous laissiez derrière vous peut-être pour toute la journée. Je sais bien que l’heure vous pressait, mais c’est égal, vous auriez pu monter le temps de vous laisser baiser une petite fois. Si je ne dois pas vous revoir avant ce soir, je serai bien triste et bien malheureuse. Je le sens déjà quoique je tâche de me faire l’illusion contraire. En attendant, mon cher petit homme, vous seriez bien bon de m’expliquer pourquoi vous honorez le citoyen Caussidière de votre tromblon [5] et pourquoi vous humiliez le citoyen Pierre Leroux de votre cuir bouilli ? Cette nuance politique, démocratique et sociale échappe à ma profonde pénétration et je vous prie, si cela n’est pas trop indiscret, de m’expliquer le motif de cette déférence aristocratique. Ceci sans préjudice du chapitre des chapeaux par feu le citoyen Aristote. Je suis furieuse contre Mme pour l’affront immérité qu’elle m’a attiré de votre part ce matin. Je n’étais déjà que trop convaincue du peu de place que j’occupais dans votre existence sans avoir besoin de me le faire dire à bout portant et avec ce rire moqueur par vous. Une autre foisa je dissimulerai avec soin ces apothéoses grotesques que me décernent ces ridicules bourgeois du marais car je ne connais rien de plus humiliant que des dithyrambes en l’honneur de rien. Du reste vous savez que ce n’est pas de ma faute et je vous supplie de ne pas pousser plus loin l’ironie. Je ne sais pas si vous le remarquez, mais je manque de papier ÉCOLIER, cela ne m’empêche pas d’avoir l’outrecuidance de me servir du papier de maître, ni plus ni moins que si j’en avais le droit. Il dépend de vous de faire cesser cet abus. Quant à moi je ne peux que vous en avertir.
Cher petit homme, j’ai grand peur que vous ne soyez retenu pour toute la journée. Ce ne serait que juste d’ailleurs, mais cela ne m’empêche pas d’en souffrir comme d’une injustice tant le besoin de vous voir est devenu pour moi ma première et ma seconde nature.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16371, f. 383-384
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette

a) « autrefois ».

Notes

[1Le pamphlet Napoléon le Petit.

[2Aurigny : petite île situé au Nord de l’archipel de la Manche.

[3Serk : la plus petite et la plus sauvage des îles anglo-normandes ; elle est située à environ 20 km au nord-nord-ouest de Jersey.

[4Casquets : phare.

[5Tromblon : ancien haut de forme évasé au sommet.

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