Jersey, 20 décembre 1852, lundi matin
Bonjour, mon petit Toto, bonjour au hasarda du cadran solaire puisque, grâce à vous, je n’ai pas la plus petite patraque [1] pour me renseigner. Quoi que vous en disiez c’est une vraie privation et vous êtes bien heureux de ne pas même la comprendre. Cela prouve que vous n’en êtesb pas venu comme moi à cet état d’isolement et d’abandon dans lequel regarder l’heure à sa montre est une occupation, raccommoder ses bas un amusement, chercher ses puces une joie et voir d’où vient le vent un bonheur. Quand vous en serez là, peut-être aurez-vous quelque pitié pour ceux à qui l’une de ces félicités manque. En attendant jouissez de vous sentir plus admiré, plus regardé, plus envié et plus aimé dans cette petite île que vous ne l’étiez en plein Paris dans votre salon et à la chambre... sans aucun calembourc, et moquez-vous de la solitude abrutissante de votre pauvre Juju. Cela ne m’empêchera pas de reconnaître les bontés de la Providence pour moi et d’en être reconnaissante jusqu’à mon dernier soupir. Quand je pense aux dangers que tu as courusd et à ceux que tu auras peut-être encore à courir, je n’ai pas assez de tout mon cœur pour remercier Dieu de t’avoir sauvé et pour le prier de te garder le plus longtemps possible dans la vie paisible et douce, quoique triste souvent, que te donne l’exil. Dussé-je pour cela être encore plus seule, ne savoir jamais l’heure, n’avoir pas de bas à raccommoder, de puces à tuer et de vent à interroger.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16372, f. 289-290
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette
a) « à l’hazard ».
b) « n’en n’êtes ».
c) « calembourg ».
d) « couru ».
Jersey, 20 décembre 1852, lundi
Toujours même incertitude de l’heure et toujours même impatience de te voir, mon cher petit bien-aimé ; si j’osais, je te prierais de me faire sortir un peu par ce beau temps mais tu es si occupé de ton sublime travail que tu ne peux guère t’en distraire pour songer à moi. Je le sais, mon bon petit homme, et je n’insiste pas, autant par respect pour l’œuvre surhumaine que tu fais que par tendresse et pour ne pas t’obséder. Seulement quand je te verrai, je conviendrai avec toi d’un moment dans la journée de demain où je pourrai aller à Saint-Hélier pour différents petits achats de ménage dont je ne peux pas charger Suzanne. J’aurai mieux aimé y aller le soir après mon dîner mais cela ne serait pas prudent dans ces chemins déserts et avec les coupeurs de bourse qui pullulent, dit-on, dans cette île fortunée. J’irai donc demain à la ville dans la journée, si tu n’as rien de mieux à me faire faire dans la journée. D’ici-là j’aurai à transcrire les nouvelles notes que tu m’as données hier soir, Barthélémy et Cournet [2]. Seulement je crains de manquer de papier. Tâche de penser à m’en apporter d’autre si tu tiens à ce que tes souvenirs soient conservés comme les fleurs d’un herbier entre deux feuilles de papier blanc. Et puis aime-moi un peu chemin faisant, pendant que je t’adore à fond de train.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16372, f. 291-292
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette