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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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Bruxelles, 18 juillet 1852, dimanche matin, 7 h.

Bonjour mon Victor, bonjour je ferai tout ce que tu voudras. Du moment où mon cœur est tout à fait désintéressé dans la question peu m’importe quand, comment mon corps changera de place et se transportera de Bruxelles à Jersey [1].
Ainsi, mon Victor, je ne fais aucune difficulté de partir en même temps que toi, car, entre le chagrin d’une séparation de vingt-quatre heures et l’amertume d’être près de toi comme et moins qu’une étrangère, mon pauvre cœur ne saurait choisir. Il est tout simple que je me sacrifie aux préjugés et que je respecte la présence de tes fils dans cet incognito douloureux. Mais il y a quelque chose de bien cruellement injuste et d’affreusement dérisoire pour moi de penser que ces sacrifices, ces respects qu’on impose à mon dévouement, à ma fidélité, à mon amour, on n’y songeait pas et en faisait bon marché quand il s’agissait d’une autre femme dont la seule vertu consistait à n’en n’avoir aucune [2]. Pour celle-là le foyer de la famille était hospitalier, pour celle-là la courtoisie protectrice et déférencieuse des fils était un devoir ; pour celle-là la femme légitime lui faisait un manteau de sa considération et l’acceptait comme une amie, comme une sœur et plus encore. Pour celle-là l’indulgence, la sympathie, l’affection. Pour moi l’application rigoureuse et sans pitié de toutes les peines contenues dans le code des préjugés, de l’hypocrisie et de l’immoralité. Honneur aux vices éhontés des femmes du monde. Infamie sur les pauvres créatures coupables des crimes d’honnêteté, de dévouement et d’amour. C’est tout simple : il faut bien sauvegarder la société dans ce qu’elle a de plus respectable et de plus cher.
Je partirai pour Jersey quand et comme tu voudras.
Je suis toute prête pour la copie de Charles. Je crains seulement que ma mauvaise écriture lui soit plus désagréable qu’utile. Cependant je ferai de mon mieux et je tâcherai d’avoir des plumes meilleures que celles-ci mais il faudrait m’envoyer le manuscrit le plus tôt possible. D’ici là, mon Victor, je suis en cela comme pour tout à ton entière disposition.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16371, f. 177-178
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette
[Guimbaud, Souchon, Massin, Blewer]

a) « déférencieuse ».


Bruxelles, 18 juillet 1852, dimanche après-midi, 1 h.

Au moment de me mettre à la copie de Charles, je m’aperçois que son manuscrit n’est pas numéroté, il n’est seulement divisé que par chapitres. Je vais toujours commencer en attendant que tu indiques l’ordre des feuilles par chiffres. Du reste je ferai de mon mieux pour que ce pauvre enfant s’y retrouve et qu’il soit content. Pour être plus sûre d’arriver à jour fixe je m’imposerai la privation de ne plus t’écrire qu’une fois par jour. D’ailleurs mon pauvre bien-aimé, mieux vaudrait pour toi que je ne t’écrivisse jamais car mes épanchements sont le plus souvent tristes et amers. Aussi, c’est pour cela que je voudrais perdre l’habitude de t’écrire deux fois par jour comme je le faisais du temps de ma confiance et de mon bonheur.
Il faudra mon Victor, que nous songions très sérieusement à nos préparatifs de départ [3] afin de n’avoir pas tout à faire à la hâte du soir au matin. Outre que ce déplacement entraînera beaucoup de difficultés pour les malles et les emballages, ma santé et mes forces ont besoin d’être ménagées encore car je suis sous le coup de ma dernière indisposition. J’ai fait prier M. Luthereau de s’informer si les effets mobiliersa coûteraient chers de droit d’entrée en Angleterre et de frais de transport pour savoir s’il ne vaudrait pas mieux vendre le tout ici quitte à acheter à Jersey ce qu’il nous faudra. Il est évident qu’il y aura un parti à prendre là- dessus et qu’il ne faudra pas attendre pour cela au dernier moment. Il y a encore l’affaire des passeports pour moi et Suzanne à faire viser à l’ambassade d’Angleterre. Ceci joint à la copie de Charles ne me laissera pas une minute. Mais qu’importe, si tu es content et lui aussi.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16371, f. 179-180
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette

a) « mobilier ».

Notes

[1Victor Hugo doit quitter Bruxelles du fait de la publication de Napoléon-le-Petit. Les raisons qui expliquent son choix de l’île de Jersey pourraient relever de l’histoire littéraire ou politique, comme l’explique Jean-Marc Hovasse : « Chateaubriand qui s’y était réfugié en 1793 y consacre un chapitre des Mémoires d’outre-tombe / Peut-être Victor Hugo avait-il songé à cette étrange assonance de l’histoire littéraire relevée par les Goncourt : Voltaire à Ferney, Hugo à Jersey, deux solitudes qui riment et semblent se faire écho. Et puis, après Voltaire et Chateaubriand, il y avait dans le choix d’une île anglaise, le souvenir de Napoléon. » (Jean-Marc Hovasse, op. cit., p. 67-68.) Jersey située à mi-chemin entre la France et l’Angleterre relevant de la couronne britannique offre au poète ainsi qu’à ses proches un asile sûr.

[2Léonie d’Aunet était parfaitement acceptée dans le cercle familial.

[3Voyage pour l’île de Jersey, deuxième lieu d’exil choisi par Victor Hugo.

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