2 janvier [1840], jeudi, midi ½
J’ai eu bien du chagrin hier, mon bien-aimé, en voyant que tu avais oublié tes deux grosses lettres, heureusement que j’avais pour me consoler les vers ravissants [1] que tu venais d’écrire sur mon album. Je les ai embrassés un à un et puis mot à mot et puis encore ce matin je viens de les lire à ma Claire et de les baiser encore depuis le haut jusqu’en bas. Aussi je trouve maintenant que tu as bien fait d’oublier ces deux lettres MONSTRES qui t’auraient fatigué les yeux. D’ailleurs ce n’est pas sur du papier que mon amour vaut quelque chose c’est dans mon cœur, c’est sur mes lèvres quand elles approchent les tiennes, c’est dans mes yeux quand ils admirent les tiens, c’est dans mon âme en extase devant toi. Aussi mon petit bien-aimé je suis moins triste à présent de votre manque de mémoire et je vous prie d’en faire autant tous les soirs à la condition de venir tous les matins déjeuner avec moi. Pourquoi que vous n’êtes pas venu aujourd’hui, Claire aurait été si contente ? Pauvre petite elle nous aime à présent parce qu’elle nous comprend. C’est bien bon et bien doux, te voilà.
Je finis ma lettre, mon adoré, plus joyeuse que quand je l’ai commencée, je t’ai vu, c’est-à-dire que j’ai vu le ciel ouvert car pour mon cœur te voir c’est tout ce que l’imagination peut souhaiter de plus ravissant. C’est vous que je veux qui soyez content, charmé et joyeux, car vous êtes mon Dieu, mon monde et mon amant bien aimé. Baisez-moi, baisez-moi et revenez bien vite, je vous désire, je vous attends et je vous adore. Papa est bien I, papa est bien bon. Jour, onjour. Quel beau temps, tâche de nous faire sortir ce soir.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16341, f. 5-6
Transcription de Chantal Brière
2 janvier [1840], jeudi soir, 4 h.
Merci, mon adoré, merci du portrait de ton pauvre bon frère [2] dont j’aime la mémoire et dont j’aurais aimé la personne car il te ressemble, ce pauvre enfant. Je veux y faire mettre un petit cadre si tu le permets, il aura chez moi une petite chapelle ardente dans le cœur. J’ai tant d’amour dans l’âme que j’ai besoin d’en répandre sur tout ce que tu aimes ou que tu regrettes. J’ai achevé ma confidence à ma Claire [3]. La pauvre enfant a bien compris tout ce qu’il y avait de noble et de généreux dans ta conduite envers nous, elle en avait les larmes aux yeux. Oh ! je l’aime doublement de te comprendre et de t’aimer. Si je meursa au moins je suis sûre de laisser un culte d’adoration et de reconnaissance dans ce cœur-là pour t’admirer et pour te bénir à chaque instant de sa vie. Mon Dieu que je t’aime mon grand Victor.
J’ai chez moi les petites Besancenot qui jouentb et qui mangentb des petits massepains que j’ai fait acheterc pour elles. La mère Besancenot a donné un sac de bonbons à Claire. Enfin tout le monde autour de moi a l’air heureux et joyeux. C’est comme un reflet de mon cœur. Je suis contente, je suis charmée, je suis joyeuse. Je voudrais déjà avoir vu la mère Pierceau pour lui montrer mes beaux vers [4]. Je voudrais bien, mon bon petit homme, que tu puissesd nous faire sortir ce soir après le dîner, d’abord pour être avec toi et pas pour autre chose et puis ensuite pour acheter à Claire la boite à dessin dont elle a envie. Tâche, mon bon petit bien-aimé, nous serons bien heureuses. Jour mon Toto, jour ma joie. Sois béni, sois heureux, comme je t’aime, comme je t’adore, comme je te VÉNÈRE.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16341, f. 8-9
Transcription de Chantal Brière
[Massin]
a) « meure ».
b) « joue », « mange ».
c) « achetés ».
d) « puisse ».