Guernesey, 8 octobre 1863, jeudi 4 h. ¼ après-midi
J’ai attendu pour reprendre ma chère petite restitus à cœur reposé que l’ahurissement du mal de mer [1] et l’abrutissement des comptes de ta domestique et de la mienne fussent finis, mon doux adoré, pour te donner toutes les tendresses accumulées dans mon âme depuis bientôt deux mois après en avoir remplia les grands chemins et les auberges que nous avons rencontrés ensemble.
4 h. ¾
Je t’ai vu, mon pauvre bien-aimé, et puis je ne te vois plus du tout, cela dans l’espace d’une demi-heure à peine. C’est que, comme moi, tu as un arriéré de comptage et de compterie qu’il faut mettre à jour tout en nous aimant à cœur joie. Demain nous serons peut-être un peu plus à notre bonheur. En attendant il faut aligner des chiffres et des balances et des soldes de tout compte quitte à n’avoir plus un sou pour le lendemain. Du reste, mon cher petit homme, ne t’inquiète pas de moi car je vais très bien, très bien, très bien. Il est vrai que j’économise mes jambes le plus que je peux afin de t’épargner toute espèce d’inquiétude sur ma vieille santé. Je n’ose pas te parler du grand événement de famille [2] qui t’arrive car je sens tous les tourments qu’il te cause mais j’espère qu’avant peu ton cœur pourra se reposer et se dilater dans le bonheur de ta fille. Il est impossible que tu n’aies pas bientôt toute la satisfaction que tu souhaites de ce côté-là et que tu mérites surtout plus qu’aucun autre père, toi, le père des pères les meilleurs, les plus indulgents, les plus dévoués et les plus tendres pour leurs enfants. Mon cher adoré, encore un peu de patience et tu verras que tu seras heureux de ce mariage si étrangement accomplib. Je t’aime, mon grand bien-aimé, je t’adore, mon petit homme.
BnF, Mss, NAF 16384, f. 218
Transcription de Gérard Pouchain
a) « remplit ».
b) « accomplit ».