Guernesey, 30 octobre 1858, samedi matin, 8 h.
Bonjour, mon cher bien-aimé, bonjour, mon adoré petit homme, bonjour, je t’aime et je me porte bien… si vous êtes en bonne santé vous-même ce matin ? Comment vas-tu, mon cher bien-aimé ? La lecture [1] d’hier ne t’a pas fatiguéa ? J’espère que non car ta voix ne paraissait pas voilée ni enrouée après cette triomphante lecture. Quels hommes ! Quels arbres [2] ! Quelle nature et quels vers !!! On se sent soi-même plus grand que nature en écoutant cette pensée démesurée… Sans calembourb. Quant à moi, mon pauvre esprit redescend en tremblant et à reculons les sommets sublimes où ton génie le transporte et c’est à peine, quand il a repris terre, s’il ose tourner son admiration du côté de ces choses surhumaines, admirables et éblouissantes que tu crées comme Dieu créa la terre et le ciel en disant : que cela soit ! et cela fut. Il est probable que je te dis mon admiration en stupidités monstrueuses, mais ma foi tant pire, on n’est pas forcé d’avoir la hauteur des pyramides ou du Mont Blanc parce qu’on les admire et qu’on a grimpé dessus. À ce compte-là, il y a bien peu de gens qui pourraient se croire le droit de crier : Dieu ! Que c’est grand ! Dieu que c’est beau ! Pour moi j’en prends la permission sous mon bonnet et dans mon cœur et je gueule de toute mon âme ! Dieu ! que je t’aime !
Bnf, Mss, NAF16379, f. 307
Transcription d’Anne-Sophie Lancel, assistée de Florence Naugrette
a) « fatiguée ».
b) « calembourg ».