Guernesey, 21 septembre 1858, mardi matin, 7 h. ½
Bonjour, mon ineffable bien-aimé ; bonjour, que la santé soit avec toi et le bonheur dans notre amour, bonjour ; je t’adore. Quel soulagement de te savoir guéri ! Quelle joie de reprendre peu à peu nos douces habitudes de vagabondage ! Comme nous allons mettre à profit le moindre petit rayon de soleil qui traînera sur la colline et avec quelle avidité nous nous jetterons sur les tripes [1] qui nous tomberont sous la dent ! D’y penser l’eau m’en vient à la bouche et le plaisir dans l’âme. En attendant vous vous êtes flanqué une fameuse bosse de bibelots hier [2]. Mais je ne peux pas dire que vous soyez de glace pour moi. Fichtre, vous êtes un fameux dur à cuire dans vos plats et dans vos assiettes et il ne fait pas bon se mettre dans vos petits souliers, même quand ce sont des Babouches [3]. Aussi, j’y renonce, mais le bric-à-brac n’y perdra rien car je me promets une culotte de Dagobert que le diable en prendra les armes. Jusque-là, je vous laisse épuiser votre rage sur tous les tessons que vous rencontrez et je garde mes armes, c’est-à-dire mon argent pour de meilleures occasions. J’envoie Suzanne à l’instant même vous porter votre vaisselle. Cher petit homme, je t’aime. Je vous pardonne à la condition de vous enfoncer plus tard un affreux bibelot au plus profond du cœur. Vengeance ! Vengeance ! Vengeance ! et l’amour ! En attendant continuez de vous bien porter et d’emplir votre Alhambra de QUOI BEAU, jusqu’à ce que je traite ma masure de Turc à Maure avec toutes les richesses de l’Asie mineure, majeure, et tout ce que l’Espagne a produit de plus grand.
Bnf, Mss, NAF 16379, f. 268
Transcription d’Anne-Sophie Lancel assistée de Florence Naugrette