6 septembre [1844], vendredi soir, 8 h. ¼
Je ne veux pas baiser ton ….. mais je veux bien baiser ton contraire, et même, pour peua que tu y tiennes, je veux bien baiser ta dix-septième lettre de l’alphabet. Voillà ma vollonté. Je ne t’avais pas encore écrit parce que depuis tantôt j’ai été affairée dans mon ménage, sans compter Péronnelle [1] à qui j’ai fait une dictée de cinq pages dans laquelle elle a fait cinq fautes. Il est vrai qu’elle n’avait pas lu les cinq pages susdites, ce qui fait un progrès sur les dictées précédentes dans lesquelles elle faisait trois fautes par page. Ensuite, je me suis débarbouillée, chose que je n’avais pas faiteb depuis deux jours. Tout cela m’a conduitec jusqu’à l’heure du dîner sans avoir perdu une minute. À propos de perdre une minute, je vous rappellerai que vous m’avez promis de me mener à Villeneuve-Saint-Georges quand Claire serait en vacances. Voilà déjà huit jours de cela et vous n’avez pas l’air d’y penser, pas plus que si Villeneuve-Saint-Georges, votre promesse et moi n’existions pas. Je vous supplie d’y penser très sérieusement, mon cher petit homme chéri, si vous ne voulez pas me voir bouder encore plus fort que l’autre soir. Vous êtes un vieux méchant académicien que je détesterais de bon cœur si je ne vous aimais pas à la rage. Il est probable que vous êtes en proie à l’Alboize plus ou moins du Pujol [2], ce qui m’épargne de vous souhaiter toutes sortes de malédictions pour ce soir. Jour Toto, soir Toto, papa est bien i, mais il le serait cent mille fois plus s’il me menait à Villeneuve-Saint-Georges. Tu n’as pas bien fait de ne pas me dire hier que tu viendrais coucher. C’est une journée d’espoir de bonheur que tu m’as ôtéed, et, par tes absences et le temps qui courte, une journée de bonheur, c’est quelque chose dans la vie d’une pauvre Juju comme moi. Aussi, mon cher adoré, je te supplie de me dire le plus possible quand je peux espérer te voir. L’espoir, loin de diminuer le bonheur de la surprise, ne fera que le redoubler. Je ne suis pas encore blasée sur la joie de te voir. Je te prie de le croire. Si tu pouvais regarder dans mon cœur dans ce moment-ci, tu verrais combien c’est vrai. Je t’aime, mon Toto. Je t’adore, mon ravissant petit homme.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16356, f. 131-132
Transcription de Caroline Lucas assistée de Florence Naugrette
a) « peut ».
b) « fait ».
c) « conduit ».
d) « ôté ».
e) « courre ».