Guernesey, 15 mai 1858, samedi après-midi, 4 h. ¼
C’est ici le cas d’arborer ma philosophique devise : pas de chance ! Il faut que le jour où tu te fends pour moi de deux bric-à-brac [1], le hasard me fasse tomber sur deux informes poupées achetées à la foire de quelque village indoua à la BOUTIQUE DE TROIS SOUS ET DEMI DEUX PIÈCES POUR SEPT, et que je sois forcée de renoncer, moi, Juju, moi, grand Dieu, moi, la bibelotière enragée, sans scrupule et sans vergogne, qui digère le fer et l’acier et les refus, plus durs et moins digestibles encore, d’un Toto accapareurb et rapace ! Il faut, dis-je, que le jour où votre générosité ouvre ses griffes en ma faveur, je sois forcée de refuser honteusement les dons piteux de votre magnificence ? Pas de chance ! Oh ! Non, PAS DE CHANCE ! Que le diable emporte les stupides imbécilesc qui pouvant choisir entre des ravissants serpents à sonnettes vivants et des bimbeloteries niaises en carton et en chiffon s’avisent de préférer les joujous bêtasd de ce peuple… Pain d’épice aux productions naturelles et féroces de ce pays de mousseline. Je ne vous suis pas moins reconnaissante de la bonne intention, mon cher petit homme, et j’espère que vous me ferez un FORT rabibochage prochainemente. Jusque-là je vous aime comme une bonne femme d’INDE, que je pourrais être, si vous étiez un Dieu de ce pays-là et que je fusse aussi forte sur le pas de châle que je le suis, le sentiment que je mets à vos chers petits pieds.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16379, f. 105
Transcription d’Anne-Sophie Lancel assistée de Florence Naugrette
a) « quelques vilages indous ».
b) « acapareur ».
c) « imbécilles ».
d) « bêtats ».
e) « prochaînement ».