Guernesey, 8 mai 1858, samedi matin, 8 h. ¼
Bonjour, mon cher bien-aimé, bonjour mon tout adoré, bonjour. Tu n’as pas encore ouvert ta fenêtre mais moi j’ai déjà mis toutes voiles dehors, mes couvertures et mes draps, après avoir eu soin de les amarrer avec des épingles, pour les empêcher de s’en aller à la dérive dans les jardins des voisins. Tel est mon truc maritime et océanien. Tu vois par ce détail de mon premier quart que je sais tout à fait radouber et étoupera à neuf ce matin, mon cher petit homme, et que je ne demande qu’à voguer dans tes eaux, si tu le permets, jusqu’à la consommation radicale de ma carcasse. Ce badinage antipodique a pour but de te montrer ma bonne santé, mon adoré, et la jovialité tendre de mon bonjour. J’espère que de ton côté tu as passé une bonne nuit et que tu vas bientôt venir m’apporter ta belle tête à baiser. En attendant, je fais force de restitus et d’amour pour rattraper mes deux jours de mutisme et de malingrerie [1] involontaires. J’entends que ma porte s’ouvre, c’est sans doute toi car Suzanne est au marché et ne peut pas encore en être revenue. Je vais m’en assurer pourtant afin de n’être pas surprise par quelque rôdeur de jour ou quelque MALFAITEUR. Décidemment, c’est ma rapide Suzarde qui revient sans avoir rien acheté, il est vrai qu’il y a compensation à sa vélocité car il faudra qu’elle retourne au marché à une heure plus commode pour les cancans et la flânerie. Mais comme cela ne m’empêche pas de t’aimer de toute mon âme, je m’en fiche carrément et je t’attends avec tout mon cœur.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16379, f. 95-96
Transcription d’Anne-Sophie Lancel assistée de Florence Naugrette
a) « estouper ».