28 février [1845], vendredi matin, 11 h. ¼
Bonjour, mon petit bien-aimé, bonjour, mon grand Victor, bonjour, toi, bonjour, vous, comment vas-tu ce matin ? Ta gorge, où en est-elle ? Tu pourrais peut-être prendre un bain de pieds ce matin. Mais je crois qu’il faut t’abstenir de grand bain parce que cela te ferait encore monter le sang à la gorge. Il faudrait surtout beaucoup de repos et beaucoup de gargarisme, choses dont tu n’useras pas encore beaucoup aujourd’hui, malheureusement, avec l’affluence de visiteurs et de féliciteurs qui assiègeront ta porte ce soir. Il faudrait pouvoir t’y soustraire et je sens bien que c’est difficile, pour ne pas dire impossible. Il faut donc que tu souffres, mon pauvre ange, et que je me résigne à ne pouvoir pas te soulager. Voilà tout ce qui nous revient, à toi et à moi, de la gloire. Je ne suis pas dégoûtée mais j’aimerais mieux autre chose.
Mon gribouillis ressemble tous les jours au bulletin d’une garde-malade mais c’est que ta santé, mon adoré, c’est mon souci de tous les instants comme ton amour est ma vie. Je ne pourrais pas plus me passer de l’une que de l’autre. La première, c’est mon bien et ma joie, le second, c’est mon bonheur et ma vie. Tu comprends alors pourquoi je ne m’occupe que d’eux.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16358, f. 131-132
Transcription de Jeanne Stranart assistée de Florence Naugrette
28 février [1845], vendredi soir, 5 h. ¾
Cher adoré, mon tour n’est pas encore venu de te voir, hélas ! Il serait pourtant bien temps qu’il arrivâta, car je suis au bout de toute patience et de toute résignation. J’ai faim et soif de toi. Oh ! mais une faim et une soif férocesb. Je finirai par te manger tout cru et par devenir enragée pour peu que cela se prolonge encore quelques heures. Cher adoré, tu restesc toujours plus beau et plus jeune au milieu de tout cela, toi. Que ce soit chez le roi de France, ou chez le miramolin des Maures [1], ou à l’Académie, mon beau Pécopin, votre talisman ne vous fait pas défaut, tandis que votre pauvre Bauldour se ratatine et se racornit à vous attendre et à vous désirer dans le vide [2]. Vous aviez quitté une Juju encore jeune et alerte et vous retrouverez, si vous ne vous hâtez pas de revenir, une affreuse vieille hideuse toute GLABRE et toute griffagned [3]. Cependant, c’est vous qui l’avez dit, mon cher adoré, il n’y a pas d’ambassade, de royaume, de trésor qui vaillentd le bonheur d’aimer et d’être aiméf. Je sais bien que vous comptez avec raison sur le cœur et sur la fidélité de votre pauvre Bauldour, mais que devient le bonheur dans tout ça ? Qui est-ce qui nous rendra les jours et les nuits d’amour que tu as laissése perdre pour courir la chasse des idées, cette chasse noire qui doit durer un jour et qui dure cent an [4] ? Est-ce que nous ne regretterons pas, même dans le paradis, ces moments suprêmes que la gloire a volés à l’amour ? Pour ma part, je suis sûre que si.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16358, f. 133-134
Transcription de Jeanne Stranart assistée de Florence Naugrette
[Guimbaud, Souchon, Massin]
a) « il arriva ».
b) « féroce ».
c) « tu reste ».
d) « qui vaille ».
e) « laissé ».