Paris, 17 février [18]78, dimanche, 45e anniversaire [1]
J’espérais qu’en l’honneur de ce doux anniversaire tu ferais trêve un instant à ton glorieux et prodigieux labeur et que nous le fêterions en déjeunant ensemble aujourd’hui. Mais il n’en aa rien été, hélas ! et force m’a été de déjeuner toute seule à deux heures de l’après-midi. Je ne m’en plains que parce que je crains que tu ne te fassesb mal et que ta santé ne finisse par faiblir sous le poids de travail dont tu la surchargesc de plus en plus tous les jours. Dieu veuille que mes craintes ne soient jamais justifiées, c’est ma prière ardente de toutes les minutes de ma vie. Mariette a dû te dire que tout le goum d’en haut [2] déjeunait et dînerait hors de la maison aujourd’hui ? Ce que voyant, j’ai invité tous les Lesclide ainsi que Catulle Mendès pour que la table ne soit pas boiteuse dans son chiffre 12 ce soir. J’avais pensé aussi à faire un petit extra de vin de champagne ce soir, toujours en l’honneur du 17 février, mais je me suis abstenue trouvant que c’était assez de l’ivresse naturelle de mon âme sans y ajouter l’ivresse artificielle du cerveau. Ai-je bien fait NOT’MAÎTRE ? Oui, grosse bête ! Je n’en demande pas davantage pour laisser un peu de place au mot sacramentel de la fin : je t’adore !
BnF, Mss, NAF, 16399, f. 45
Transcription de Chantal Brière
[Pouchain]
a) « n’a ».
b) « fasse ».
c) « surcharge ».
Paris, 17 février [18]78, dimanche, 8 h. du m[atin]
Cher grand, sublime et divin bien-aimé, merci de ta bonne, de ta douce sainte lettre adorable [3] qui fait vibrer en moi toutes les joies, tous les délires et toutes les extases de la terre et du ciel. Je passe mon temps depuis hier à la lire, à la relire, à la baiser et rebaiser mot à mot, syllabe à syllabe et lettre à lettre sans pouvoir en détacher mes yeux et mes lèvres. J’avais été si malheureuse un moment avant ton arrivée en voyant que tu n’étais pas venu me voir en sortant de la gare, comme d’habitude, que j’ai failli crier mon bonheur tout haut devant tout le monde quand tu m’as annoncé ta chère petite lettre bénie. Depuis, mon ivresse, loin de diminuer, ne fait qu’augmenter au point de ne plus retrouver les mots les plus usuels de mon cœur et de mon âme. Ma plume même semble bégayera toutes les douces choses qu’elle a coutume de t’écrire couramment : je t’aime, je te bénis, je t’adore !
BnF, Mss, NAF, 16399, f. 46
Transcription de Chantal Brière
[Souchon, Pouchain]
a) « bégaier ».