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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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19 mai 1836

19 mai [1836], jeudi matin 10 h. ¼

Bonjour, mon cher petit Toto, je vous aime. Il m’est arrivé un fameux événement hier après vous avoir écrit ma dernière lettre. Je suis allée voir dans la cuisine si tout était en ordre lorsqu’en entrant j’ai été suffoquée par une fumée épaisse et qui sortait je ne sais d’où. J’ai cru que la négligence de la bonne avait mis le feu et dans mon empressement à le découvrir pour l’éteindre, je n’ai appelé personne. Heureusement car j’en ai [été] quittea pour la peur. Plus je cherchais, moins je trouvais de feu et plus la fumée allait s’épaississant et ma frayeur s’accroissant, pensant que c’était un de ces feux couvésb qui éclaterait tout d’un coup avec violence. Enfin après bien des recherches, j’ai découvert dans mon grand fourneau sur les cendres chaudes provenant du poulet rôti un tison qui brûlait sansc flamber et qui remplissait la chambre de fumée. L’éteindre et me coucher après, voilà ce que j’ai fait, mais la peur avait été trop grande et à 1 h. ½ du matin, je me suis relevée pour voir si tout était bien éteint. Après quoi, je me suis endormie en pensant à vous et en vous aimant de toute mon âme.
J’aurais été bien récompensée de ma peine si vous étiez venu cette nuit ou ce matin et même si vous veniez à présent encore, je me trouverais la femme la plus heureuse. Je t’aime mon Toto, je t’aime mon amour. Tu ne peux pas savoir jusqu’où puisque je ne le sais pas moi-même mais je t’aime depuis le commencement de ma vie jusqu’à la fin.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16327, f. 69-70
Transcription d’Isabelle Korda assistée de Florence Naugrette

a) « feu couvé ».
b) « s’en ».
c) « j’en ai quitte ».


19 mai [1836], jeudi soir, 9 h. 20 m.

Cher bien-aimé, que je vous aime et que je vous désire. Je crois bien que vous ne me ferez pas sortir ce soir, parce que le bon vouloir du sieur Jouslin aura sans doute placé Angelo au commencement du spectacle et que je désire de toutes mes forces ne revoir jamais Les Deux Anglais [1]. Mais si vous étiez bien charmant, vous viendriez pour autre chose… à moins que vous ne préfériez lire les livres de Mr [Morisson ?] Desroches [2] que vous a envoyés Mlle Flora de triste à patte [3] et qui promettent de grandes jouissances de cabinet. À tous ceux qui liront, salut !
J’ai toujours un petit endroit [tossé  ? Cossé  ?] à l’endroit de Mme Dorval. Chaque fois que vous la voyez, il vous reste d’elle un souvenir de grâce, d’esprit et de gentillesse qui ne m’est pas indifférent. La GRAINE DORVAL est comme la graine d’asperge qui met cinq ans [4] à pousser, elle n’en pousse pas moins pour cela, et je serais bien stupide de me fier à l’apparente indifférence que vous montrez pour elle dans ce moment-ci, puisqu’ila n’est que trop vrai que vous avez fait votre bouche en brochet à tous les mots charmants qu’elle vous a débitésb aujourd’hui.
Je vous préviens, mon cher petit Toto, pour que vous n’ayez pas de surprise quand cela vous arrivera, que je vous tuerai pour de bon la première fois que vous me serez infidèle pour de vrai. Ainsi tenez-vous sur vos gardes, de mon côté je vous promets d’être à l’affût et de vous aimer comme une pauvre fille qui a placé tout son cœur dans vous.

BnF, Mss, NAF 16327, f. 71-72
Transcription d’Isabelle Korda assistée de Florence Naugrette

a) « puisque ».
b) « débité ».

Notes

[1« Les Deux Anglais » : titre d’une comédie à succès de Merville représentée pour la première fois en 1817.

[2Dans sa correspondance, Flora Tristan parle de l’ingénieur Desroches, ingénieur, qui aurait écrit une brochure dédiée à trois de ses collègues ingénieurs. Elle le décrit notamment ainsi : « Les idées de M. D. ont beaucoup de ressemblance avec celles des st-s[imoniens] mais elles ne sont pas identiques ; il ne croit pas au Père, il n’a pas de dogme, il ne veut être disciple de personne, il est apôtre de Dieu. » (Lettre à un inconnu datant de 1835, citée par Stéphane Michaud dans La Paria et son rêve, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2003, pp. 59-60).

[3Allusion à Flora Tristan, dont Hugo était l’un des correspondants. Le surnom que lui donne Juliette, en jouant sur son nom, n’est guère flatteur : « triste-à-pattes » est le surnom des policiers parisiens, et signifie, par extension, personne de triste figure.

[4Marie Dorval a joué pour la première fois dans une pièce de Hugo en 1831, où elle a créé le rôle de Marion de Lorme à la Porte-Saint-Martin. En 1836, elle reprend le rôle de la Tisbe dans Angelo tyran de Padoue, où elle avait créé le rôle de Catarina l’année précédente.

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