Guernesey, 2 février [18]73, dimanche matin, 8 h. 20 m[inutes]
Cher bien-aimé, je t’ai vu, je suis bien heureuse, je te souris et je t’adore. J’ai eu d’autant plus de chance de ne t’avoir pas manqué ce matin que j’allais et je venais, aidant Suzanne à réparer les nombreux dégâts faits par le vent, la neige et la pluie cette nuit dans ma maison. D’une part neuf carreaux de la serre, quatre sur une ligne et cinq sur l’autre, mis en poudre, non par des tuiles, des pierres, ou des branches d’arbres, car il n’y en a pas de trace dans la serre, ni sur la terrassea, ni même dans le jardin. C’est à n’y rien comprendre. Le pire de tout ça c’est que, outre l’argent qu’il va falloir dépenser, ma pauvre vigne et les plantes que je cultive vont être sans défense un jour et une nuit à cause du dimanche ! Suzanne a placé quelques débris de vieilles planches sur les plus grands trousb mais c’est insuffisant et je crains que le vent ne les enlève. La pluie qui a filtré à l’intérieur a mouillé les tapis et abîméc les peintures de mes volets auxquellesd je tiens comme à mes yeux parce qu’elles sont de toi. Tout cela n’est pas gai. Heureusement, je le répète, j’ai eu la chance de te happer dans ton court passage de la serviette. Cette douce compensation à mes désastres de propriétaire m’empêchent de jeter les hauts cris comme j’en ai le droit et le devoir. Ma maison m’empêche de voir ta ville, mon pauvre adoré, cependant je ne suis pas sans quelque appréhensione sur ce qui a dû se passer chez toi cette nuit. J’attends que Suzanne m’en apporte des nouvelles quand elle te portera ton déjeuner. J’espère que ta nuit a été meilleure que la mienne, ce qui n’est pas difficile pour peu que tu aies dormi seulement deux heures en tout. Je compte sur toi, mon cher adoré, pour me rabibocher de tous mes désastres et de tous mes maux car tu es le grand dispenseur [1] du bon, du bien, et des consolations et de la santé.
BnF, Mss, NAF 16394, f. 32
Transcription de Maggy Lecomte assistée de Florence Naugrette
a) « terrace ».
b) « troux ».
c) « abimé ».
d) « auquelles ».
e) « happréhension ».