Université de Rouen
Cérédi - Centre d'étude et de recherche Editer-Interpréter
IRIHS - Institut de Rechercher Interdisciplinaire Homme Société
Université Paris-Sorbonne
CELLF
Obvil

Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

Accueil > Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo > 1846 > Juin > 14

14 juin 1846

14 juin [1846], dimanche matin, 7 h. ¾

Où es-tu, mon Victor adoré, pour que ma pensée, mon cœur et mon âme aillent te trouver ? Je n’ai pas assez de chance, même avec l’intervention de l’ange de ton logis, pour que tu sois resté à Paris ? Il est plus que probable que le vieux museau du duc Decazesa l’aura emporté sur les prières de la jolie bonne de ma chère petite Dédé ? Cette presque certitude [illis.] encore du noir à mes pensées qui sont bien moins que roses. Hier j’ai eu une alerte plus atroce que toutes celles que j’ai euesb jusqu’à présent. Ma fille étouffait jusqu’à perdre la respiration tout à fait. Déjà, pendant mon absence, elle avait eu un besoin et Eugénie, qui l’avait levée, ne savait plus que devenir pour la recoucher tant elle redoutait la suffocation. Je prévois que la dernière consolation qui me restait, celle de te reconduire tous les soirs un bout de chemin, va m’être enlevée car il est impossible que je m’éloigne avec une pauvre enfant qui peut mourir d’un moment à l’autre, sans que rien nous prévienne de sa fin prochaine. M. Triger, qui était venu hier au soir, était consterné. Le médecin d’ici, qui est venu après, m’a répété qu’elle pouvait passer dans un moment un peu trop brusque et même dans le repos, que les poumons étaient engoués [1], ce qui pouvait amener une suffocation instantanée. Toute la nuit elle a été haletante, cependant elle a mieux dormi que les autres nuits grâce à la triple dose de somnifère qu’on lui a administrée. Ce matin elle va bien. Il en est de même tous les matins, sans que pour cela son état s’améliore, au contraire. Le médecin sort de chez moi. Il dit que les crachats sont de plus en plus mauvais. Cependant, comme il n’a pas la crudité ou plutôt la cruauté de M. Triger, il ajoute qu’à part la suffocation qui est à redouter, il ne désespère pas encore. Moi je ne sais plus que penser. J’ai le cœur brisé. Te croire loin de moi, bien loin, bien loin de moi ajoute un chagrin bien vif et bien amer à celui que j’ai déjà. Je suis bien malheureuse, mon Victor adoré. Il me semble que je ne pourrai plus jamais être heureuse tant le chagrin a fait une ornière profonde dans ma vie. Et cependant je t’aime plus que je ne t’ai jamais aimé.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16363, f. 153-154
Transcription de Marion Andrieux assistée de Florence Naugrette

a) « De cases ».
b) « eu ».


14 juin [1846], dimanche après-midi, 3 h. ½

Je n’ai pas reçu de lettre de toi, mon doux bien-aimé. Cela signifie-t-il que la poste est en retard ou que tu vas venir ? Hélas ! je n’ose pas me fier à la dernière supposition dans la crainte, malheureusement trop probable, où tu serais sur le point d’arriver à Lille [2] tandis que je t’attends ici, auprès du lit de ma pauvre fille malade. La pauvre créature dort de ce sommeil lourd et factice que donnent les narcotiques. Je vois s’avancer la nuit avec effroi car c’est le moment le plus pénible et le plus effrayant de cette affreuse maladie. Son hideux père n’est pas venu aujourd’hui, malgré la promesse qu’il lui avait faite de lui amener ses autres enfants ce matin. Elle en a été très visiblement peinée et elle s’en est plaintea avec quelque amertume. J’ai fait ce que j’ai pu pour lui donner le change pour cette coupable indifférence. Je voulais dire impie, car il y a impiété à refuser à un pauvre être mourant tout ce qui peut rendre ses derniers moments moins douloureux. Quant à moi, tous les côtés de mon cœur souffrent à la fois. Il n’y a pas une seule pensée qui ne me fasse l’effet d’une meurtrissure au cœur. Je voudrais être à la place de cette malheureuse enfant, non seulement pour lui conserver la vie, triste présent, mais pour me reposer car je suis lasse de souffrir dans mon amour et dans mon enfant. Être séparée de toi, voir cette pauvre créature sur son lit de maladie, c’est plus que je n’en peux porter malgré tout le courage et toute l’énergie que je m’efforce d’apporter dans cette triste circonstance. J’ai déjà envoyé bien des fois savoir à la poste s’il y avait une lettre pour moi, mais je te le répète, je n’ose pas me fier à ce signe convenu entre nous, dans le cas où tu ne serais pas parti, tu ne me m’aurais pas écrit. Je crains d’une part que tu ne l’aies pas pu, m’écrire avant ton départ. D’une autre, le peu d’exactitude de la poste m’empêche de me livrer de toutes mes forces au doux espoir de te voir tout à l’heure. Cependant je le désire autant que je t’aime et que j’ai besoin de tes baisers, de ton doux sourire et de tendres et consolantes paroles. Je donnerais tout au monde pour te voir ce soir. Si tu savais combien et [comment  ?] je t’aime tu comprendrais mon désespoir quand je perds une seule occasion de te voir. Mon Victor, je t’aime, mon Victor, je t’adore et je te [illis.] depuis la première seconde que je t’ai vu pour la première fois sans que [illis.]

BnF, Mss, NAF 16363, f. 155-156
Transcription de Marion Andrieux assistée de Florence Naugrette

a) « plaint ».

Notes

[1Engoué : obstrué.

[2Hugo renoncera à se rendre à l’inauguration de la ligne de chemin de fer Paris-Nord.

SPIP | | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0
(c) 2018 - www.juliettedrouet.org - CÉRÉdI (EA 3229) - Université de Rouen
Tous droits réservés.
Logo Union Europeenne