Jersey, 10 octobre 1854, mardi après midi, 2 h. ½
Venez-y donc encore me rabrouer et me bousculer comme un vieux sac et puis vous verrez de quel cotreta [1] je me chauffe, féroce homme que vous êtes. En attendant j’ai fait faire votre commission très ponctuellement ce matin. C’est entre les mains de Mlle Allix [2] même qu’on a remis la lettre et le paquet ce qui a amené naturellement la susdite demoiselle à s’informer auprès de Suzanne si j’irais à son concert demain [3] ? Comme j’avais prévu ce cas, j’avais fait d’avance la leçon à Suzarde pour qu’elle eût à répondre demi affirmativement en mentionnant ma prédisposition à la migraine. Aussi demain je n’aurai qu’à développer ma migraine en l’entortillant dans deux ou trois salamalecsb de regret et je serai quitte de corvée envers moi et de politesse envers la demoiselle. Tout cela, mon pauvre amour, ne vaut guère la peine d’être dit, pas même d’être chanté, mais c’est une habitude chez moi de faire litière à mon amour d’un tas de foin et de billevesées comme si les baisers et les tendresses pouvaient se meurtrir en tombant à cru sur le papier.
Je m’étais habillée pour aller en ville mais comme nous n’en étionsc pas convenus hier j’ai craint que nous nous croisions sans nous rencontrer, aussi je reste chez moi malgré le désir de Suzanne d’aller montrer sa toilette ébouriffante aux saint héliérois. Si je savais ne pas te manquer je lui donnerais cette joie. Allons j’en risque la chance quitte à m’arracher les cheveux si elle tourne contre moi mais avant je veux t’inonder de baisers et de caresses [au ?] risque d’être rerabrouée.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16375, f. 331-332
Transcription de Chantal Brière
[Blewer]
a) « cottret ».
b) « salamalechs ».
c) « n’étions ».