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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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3 décembre [1846], jeudi matin, 9 h. ¼

Bonjour, mon petit Toto bien-aimé, bonjour mon adoré petit Toto, bonjour qu’on vous dit et vous ? Je me dépêche de griffouiller sur le beau papier satiné avant qu’on ne me l’ait défendu légalement et judicieusement. Ce que c’est que le fruit défendu. Hier je n’y songeais pas, j’étais absolument indifférente au charme de ce susdit papier ; mais, depuis que vous m’avez fait entrevoir la défense de m’en servir je le trouve délicieux, ravissant et adorable. On n’a pas besoin d’esprit pour écrire sur du papier comme cela, la plume courta toute seule comme une locomotive sur un chemin de fer. Je ne m’étonne plus maintenant que vous écriviez si bien et je m’étonne encore moins que [vous] me défendiez de me servir de votre admirable papier. C’est par jalousie de métier, injuste que vous êtes. Mais ça m’est égal en somme, et, pour tout dire, j’aime encore mieux mon beau gros papier raboteux comme le chemin [des pieux ?] où la plume cahote et se heurte contre les obstacles pittoresques. Au moins la stupidité ne courta pas risque de dérailler et de venir s’effondrer dans l’esprit du lecteur et s’aplatirb à mi-chemin. Elle est sûre au contraire d’arriver à bon port à son adresse. Cette sécurité n’est pas à dédaigner par l’esprit qui galopec.
Cher petit homme, vous m’avez tout l’air de ne devoir pas venir aujourd’hui avant d’aller à l’Académie ? Cela ne m’arrange que médiocrement, pour ne pas dire plus. Il faudrait qu’il fît un temps impossible pour m’empêcher d’aller t’attendre chez Mlle Féau. Je suis un peu patraque depuis quelques jours et cela me rend toute frileuse et toute endolorie. Mais, je te le répète, il faudrait qu’il fît un temps de chien pour m’empêcher d’aller au-devant de toi tantôt. C’est si bon d’être avec toi que je ferais plus que mes forces pour avoir ce bonheur-là tous les jours. Baise-moi en attendant et malgré la distance je le sentirai et cela me fera plaisir et bien au cœur.
Et moi qui croyais tenir déjà mes deux fauteuils, dont une chaise [1]. Me voilà retombée dans les ajournements et les impossibilités sans fin. C’était bien la peine de tant se réjouir et de tant travailler pour en arriver là. Si j’avais su je n’aurais pas fait donner ma fanfared de triomphe si haut, cela fait que j’aurais écrit à Jourdain de venir chercher mes deux fauteuils et vous n’auriez rien eu à dire sur ce malentendu. Voilà ce que c’est aussi que d’avoir la joie si bruyante, on vous en reprend la moitié. C’est bien fait. Juju est une bête, Juju n’a que ce qu’elle mérite. Taisez-vous à votre tour ou craignez une affreuse représaille. Baisez-moi ça vaudra mieux.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16364, f. 277-278
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette

a) « courre ».
b) « s’applatir ».
c) « galoppe ».
d) « fanfarre ».

Notes

[1Dans sa lettre du 26 novembre 1846, Juliette Drouet faisait allusion à une éventuelle réparation de ses « affreux fauteuils » en laissant Victor Hugo « juge […] de l’état de [s]a bourse » à ce sujet. Quelques jours plus tard, le 29 novembre 1846, Hugo ayant donné ses « étrennes » à Juliette, elle projette avec enthousiasme d’« écrire immédiatement à Jourdain afin qu’il les [lui] fasse le plus tôt possible, ces délicieux fauteuils, afin d’en jouir plus vite. »

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