Paris, 5 juin 1880, samedi matin 8 h.
Ta nuit a été aussi agitée que la mienne, mon pauvre bien-aimé, mais j’espère que ta matinée suppléera de reste au sommeil qui t’a manqué cette nuit. Quant à moi, je m’en venge par le dépouillement des nombreuses élucubrations qui t’arrivent des quatre points cardinaux. Quelques-unes charmantes et intéressantes, et le reste insignifiantes, folles, ou imbécilesa, ce qui est pire. Parmi les premières d’aujourd’hui, tu trouveras celle d’Émile Deschanelb qui est éperdue d’admiration pour ton livre sidéral : Religions et Religion. Cela ne m’étonne pas, moi qui, après l’avoir lu, en ai encore un tressautement de cœur, et la titubation vertigineuse de l’âme ; tellement qu’en essayant de te le dire je trébuche à chaque mot comme s’ils étaient ivres de mon adoration [1]. Dans cet état, je ne trouve rien de mieux pour retrouver mon centre de gravité, que de me raccrocher à l’imperturbable Schoelcher, lequel t’écrit sans broncher qu’il ne viendra pas ce soir dans la crainte de n’être pas attendu. Ce scrupule honore son formalisme mais nous fiche dans le pétrin de treize à table [2] ; complication que la maladie persistante du pauvre Lesclide aggravec encore [3]. Espérons que quelque fourchette obligeante viendra ce soir à notre secours. En attendant, je t’admire, je t’aime, et je t’adore sans peur et sans reproche devant Dieu auquel je crois.
[Adresse]
Monsieur Victor Hugo
BnF, Mss, NAF 16401, f. 148
Transcription de Blandine Bourdy et Claire Josselin
a) « imbécilles ».
b) « Déchanel ».
c) « agrave ».