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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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16 octobre [1845], jeudi matin, 8 h. ¾

Bonjour, mon Victor bien aimé, bonjour, mon âme, bonjour, je t’aime. J’ai bien mal à la tête mais je t’adore. Il fait un brouillard hideux qui vous prend à la gorge et je tremble pour la tienne, car je sais que c’est ton côté faible. Il faut y prendre bien garde, mon cher petit homme, et ne pas laisser tes fenêtres ouvertes et ne sortir ce matin que pour venir chez moi. De mon côté, je ferai faire le ménage de très bonne heure et j’allumerai du feu dans ma chambre pour que tu puissesa t’y tenir toute la journée si tu veux.
Mon bien-aimé, que ces mots-là sont doux à dire et à écrire quand on y met toute son âme comme moi. J’y reviens sans cesse. Je commence et je finis toutes mes phrases par ces trois mots : mon bien-aimé. C’est aussi le commencement et la fin de toutes mes pensées. T’aimer, t’aimer et toujours t’aimer. Voilà toute ma vie.
Comme toujours, mon adoré, tu as été essentiellement bon et indulgent pour tout le monde hier. Tu panses toutes les blessures, tu guéris toutes les douleurs, tu calmes toutes les craintes, tu encourages, tu soutiens et tu diriges les faibles, tu es le grand médecin de l’âme et du cœur. Tu es la bonté, la générosité et le dévouement en personne. Tu es mon divin bien-aimé que je vénère et que j’adore. Je voudrais donner ma vie pour toi. Ce serait ma gloire et mon bonheur en cette vie et dans l’autre que de te donner cette preuve d’amour et de reconnaissance. Mon Victor, mon Victor, je t’aime, je voudrais baiser tes pieds. Il me semble dans ce moment-ci que quelque chose de mon âme se détache de moi et s’envole vers toi. Le sens-tu au moins ? Ton cœur éprouve-t-il une tendre commotion au moment où je t’écris ces mots qui sortent de mon cœur ? Je voudrais le savoir, mon Victor bien aimé, cela me confirmerait dans la douce croyance où je suis que tu penses à moi quand la même chose m’arrive. Je voudrais déjà être plus vieille de deux heures pour te voir et je donnerais les deux tiers de ce qui me reste à vivre pour redevenir jeune comme le premier jour où je t’ai plu. Mon Victor, mon amant, mon sublime bien-aimé, tu ne sais pas combien et comment je t’aime. Tu ne le sauras que lorsque nous serons morts tous les deux ! Alors je triompherai et je n’aurai plus à craindre les plus jeunes, les plus belles et les plus spirituelles. Mon amour sera autant au-dessus de tout cela que l’étoile est au-dessus du diamant. Je ne fais aucun jeu de mots, mon Victor, Dieu sait que dans le moment où je t’écris, je suis aussi recueillieb devant ta pensée que je le serais devant Dieu lui-même.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16361, f. 43-44
Transcription de Jeanne Stranart assistée de Florence Naugrette

a) « tu puisse ».
b) « recueuillie ».


16 octobre [1845], jeudi soir, 5 h. ½

Mon cher petit bien-aimé, te voilà parti pour bien longtemps, je le sens à la tristesse qui s’est emparée de moi-même avant que tu ne m’aies quittée. Tu as eu beau me dire qu’il serait possible que tu revinssesa dîner ce soir, je ne l’ai pas cru et je le crois moins que jamais. Je n’ai pas même l’espoir si doux et si charmant de t’avoir à déjeuner demain. Avec cela le jour approche où toutes ces bonnes habitudes de nous trouver le matin et le soir à la même table vont cesser par le fait du retour de la campagne à Paris [1]. J’avais beau être prévenue de ce retour dès le premier jour où on est parti, je n’en sens pas moins une grande tristesse maintenant que le voici presque arrivé. Hélas ! mon bonheur n’aura pas été bien long cette année et j’aurai à peine eu le temps d’en recueillirb assez pour passer mon hiver. Il faudra que tu en renouvellesc ma provision bien souvent pour que je ne tombe pas dans un profond découragement. Cependant je ne veux pas que tu me croies ingrate et oublieuse. Je me souviens, mon Victor adoré, et rien de ce que tu fais pour mon bonheur n’est perdu, tu en es bien sûr, n’est-ce pas ? Pour me faire prendre courage et patienter, demain matin j’aviserai au moyen de convertir ta souquenille [2] de chiffonnier en paletot de pair de France. Cette besogne serait digne d’augmenter le nombre des travaux d’Hercule. Mais moi qui ne suis qu’une FAIBLE FEMME, je me charge de la faire à moi toute seule. De quoi l’amour n’est-il pas capable ? Il peut trouver la force de sourire à son adoré même quand le pauvre cœur qu’il habite est plein de tristesse.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16361, f. 45-46
Transcription de Jeanne Stranart assistée de Florence Naugrette

a) « tu revinsse ».
b) « recueuillir ».
c) « tu en renouvelle ».

Notes

[1La famille de Victor Hugo séjourne à la campagne à Saint-James depuis le 12 septembre. Le séjour prend fin le 21 octobre.

[2« Vêtement usé, sale, misérable » (Larousse).

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