18 juillet [1845], vendredi matin, 9 h. ¼a
Bonjour, mon Toto aimé, bonjour, mon cher amour adoré, bonjour, je t’aime, et vous ? Vous voyez par l’ampleur de mon papier que je ne veux pas perdre le droit de vous ennuyer et de fatiguer vos beaux yeux. C’est un de mes plus doux privilèges et je n’y renoncerai qu’à bon escient, c’est-à-dire le jour où je serai avec vous tout à fait et où vous ne me quitterez pas d’une seconde, c’est-à-dire jamais, hélas ! Donc vous n’êtes pas prêt d’être délivré de mes élucubrations pour peu que je vive quelque quatre-vingts ans. Mais rassurez-vous, cela n’est pas probable au train dont je prends la vie. Mon amour met les morceaux doublesb. À défaut de bonheur, il prend ma vie, comme les enfants au pain sec qui font du lard avec leur croûte. Ça n’est pas très régalant mais on en vient à bout tout de même et quelquefois plus vite. Jour, Toto, jour, mon cher petit o, je m’aperçois que j’ai pris mon papier à l’envers. Cela m’arrive presque toujours maintenant.
Je vous dirai, mon petit Toto, que si j’avais été appelée hier, j’aurais été reçue, car dans toute la dictée de Claire, je n’aurais fait que deux fautes et vous savez qu’on en accorde trois [1]. Ôtez votre chapeau, môsieur l’académicien, et saluez. Vous n’en feriez peut-être pas autant vous qui parlez. Si vous continuez à ne pas m’aimerc mieure que ça, je m’en irai donner des leçons à MEXICO EN PLEIN MEXIQUE. Vous me regretterez après mais il ne sera plus temps. Vous ne le croyez pas maintenant, mais plus tard vous verrez que c’est bien vrai. D’ici là je veux que vous respectiez mon érudition et que vous vous prosterniez devant mon orthographe. Je n’ai pas besoin que vous m’humiliiezd dans mon légitime amour propre. C’est bien assez, c’est bien trop, mon Dieu, que vous me fassiez souffrir dans mon amour. Baisez-moi, monstre d’homme, et tâchez de me rendre aujourd’hui ce que vous m’avez fait perdre hier, c’est-à-dire trois bonnes heures de bonheur auprès de vous. Si vous faites cela, je vous pardonne tous vos crimes et je vous baiserai des millions de fois.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16360, f. 47-48
Transcription de Jeanne Stranart assistée de Florence Naugrette
a) Les quatre pages de la lettre ont été numérotées de 1 à 4 par une main différente de celle de Juliette.
b) « morceaux double ».
c) « m’aimez ».
d) « vous m’humiliez ».