31 janvier [1844], mercredi matin, 10 h. ½
Bonjour mon Toto bien aimé, bonjour mon adoré petit homme, bonjour, bonjour je t’aime. Comment vont tes pauvres yeux mon Toto ? Comment m’aimes-tu ce matin ? Moi je t’aime dix cent mille … Combien il y a de tout sur la terre et encore bien plus que ça. Seulement je trouve que tu ne viens pas assez déjeuner avec moi. Je pourrais même trouver que tu n’y viens pas du tout sans être taxée d’exagération mais c’est une vérité que je n’aime pas à m’avouer à moi-même. C’est donc par égard pour moi que j’emploie cette douceur de langage. J’ai une plume exécrable. J’aimerais autant écrire avec un balai de crin que d’écrire avec elle. Mais le moyen de la taillera puisque vous avez emporté le canif ?
J’ai enfin reçu des nouvelles de la fameuse caisse. Grâce à la stupidité des Lanvin et à leur négligence la caisse a été pillée ou à peu près dans la loge du portier bas-breton. C’est toute une histoire que je te conterai. En attendant, le beau-frère te remercie mille fois de ton discours. Voilà mon Toto les nouvelles.
Je finis par en prendre mon parti et par rire de la mésaventure comme le génie de la tombe souriant à la destruction [1]. Si vous venez tout de suite je suis capable d’être la plus heureuse des femmes et de vous embrasser à outrance.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16354, f. 117-118
Transcription de Chadia Messaoudi assistée de Chantal Brière et Florence Naugrette
a) « taillée ».
31 janvier [1844], mercredi soir, 7 h.
Est-ce que ça peut compter comme t’ayant vu aujourd’hui l’apparition de ce matin ?
Quant à moi, je n’accepte pas cela pour une fois. J’aime mieux rien que si peu de chose. Tant qu’il s’est agi de l’évènement Nodier [2] tu m’as clos la bouche en me disant qu’il fallait laisser passer ces trois jours d’encombrement et que tu serais tout à moi après. Aujourd’hui je ne sais pas quelles seront les raisons que tu me donneras mais je suis décidée d’avance à ne pas les accepter. Vois-tu, mon Toto, nous sommes la dupe tous les deux de notre liaison.
Toi tu n’as pas de Juju pour ton argent, c’est-à-dire par du bonheur en échange de tes nuits sans sommeil et moi je n’ai rien pour mon amour que l’envie de te désirer et de t’aimer dans le vide et dans l’isolement. En vérité, je ne sais pas ce qui peut forcer deux personnes qui s’aiment comme nous nous aimons à vivre de la sotte vie dont nous vivons depuis cinq mois. Je tremble toujours de découvrir une explication raisonnable à cette [vie ?] apparente. En attendant, je suis aussi maussade que le temps et la circonstance. Je ne sache rien qui puisse me dérider que toi et Dieu sait quand je te verrai.
Il est vrai que lorsque tu liras ce grigou gribouillis, tu m’auras vue et je serai moins triste probablement. Il aurait donc mieux valu ne pas l’écrire et ne pas t’écrire du tout. Mais bougonner soulage et voir son Toto rend Juju heureuse.
BnF, Mss, NAF 16354, f. 119-120
Transcription de Chadia Messaoudi assistée de Chantal Brière et Florence Naugrette